Adolescence mortifère
Mettant en scène un meurtrier de 13 ans, la mini-série Adolescence, dont le premier Ministre britannique a soutenu le visionnement en classe, aborde la masculinité toxique et l’influence délétère des réseaux sociaux. Une réalisation qui a l’insigne mérite de susciter le débat.
La série britannique Adolescence s’est imposée comme un phénomène médiatique et critique. Portée par un dispositif visuel impressionnant mais loin d’être inédit – chaque épisode est un plan-séquence tourné en temps réel – et des thématiques brûlantes, la misogynie meurtrière, le harcèlement scolaire, la radicalisation en ligne par les forums « incel[1] » et la solitude.
Le pitch ? Jamie, un garçon de 13 ans issu d’une famille de la classe ouvrière, est appréhendé pour l’assassinat d’une camarade de classe, Katie. Choqués, ses parents cherchent à comprendre les motivations de leur fils. Contée « en temps réel », la mini-série cosignée Stephen Graham et James Thorne joue la carte de l’immersif par des plans-séquences relatant l’arrestation de Jamie, l’investigation menée par la police dans son collège et la recherche de l’arme du crime, son entrevue tendue avec une psychologue et les réactions de la famille au terme de l’enquête. Derrière la virtuosité formelle et les intentions louables, la série révèle des failles de fond et de procédure judiciaire qu’il est difficile d’ignorer.
Choc
Dès le premier épisode, on veut nous saisir et ne plus nous lâcher. À l’écran, et caméra à l’épaule pour l’effet de réel convenu, une arrestation musclée type GIGN en action antiterroriste se révèle franchement irréaliste. Celle d’un enfant désarmé, endormi et en pyjama, dans une banlieue pavillonnaire anglaise. Et le jeune Jamie d’uriner de peur dans son pyjama. La sidération est immédiate. Mais ce choc initial agit comme un leurre. Très vite, le scénario s’essouffle, l’ellipse devient système, les personnages s’estompent, et la tension retombe périodiquement, faute de véritable progression dramatique.
Superficielle, trop brève, elliptique dans sa forme, son fond laisse sur sa faim. Sans parler de certaines ficelles trop voyantes. Ainsi au fil de l’épisode inaugural, pour troubler voire amadouer un adolescent refermé sur lui-même, angoissé et méfiant, la police lui répétera à l’envi qu’il est « malin ». Sans qu’aucun élément ne vienne étayer ce constat. Bien au contraire.
Manque d’informations
Pour mémoire, il s’agit d’un adolescent suspecté du meurtre d’une étudiante par neuf coups de couteau ayant entraîné la mort. Il vient d’être tiré brutalement de son lit à six heures du matin, heure légale pour ce type d’arrestation. Il nage dans le brouillard, semble réellement apeuré et est loin de saisir tous les enjeux de la procédure.
À aucun moment, Jamie n’est informé au début qu’une personne de son âge reconnue coupable de meurtre par arme blanche en Angleterre aujourd’hui pourrait faire face à une peine de détention à vie. Ceci avec des possibilités de révision et de libération conditionnelle après un certain nombre d’années, en fonction de son comportement et de sa réhabilitation. L’Angleterre applique en effet l’âge de responsabilité pénale de 10 ans, ce qui signifie que Jamie peut être jugé pénalement responsable pour meurtre. Toutefois, un adolescent peut ne pas avoir la même capacité de discernement ou la même compréhension des conséquences qu’un adulte, ce qui peut également être pris en compte dans la décision du tribunal.
Au commissariat, le garçon ne peut nier face au crime dévoilé par des captures d’écran auxquelles l’inspecteur le confronte. Dès lors, les trois épisodes restants se concentrent tant sur les motivations que les circonstances du drame et son retentissement sur la communauté et les proches. Et l’on se demande toujours en quoi il serait particulièrement « malin » pour le garçon de tuer sous l’œil des caméras captant systématiquement tous les faits et gestes dans l’espace public ?
Personnages esquissés
Adolescence pose des questions essentielles – harcèlement, masculinité toxique, radicalisation numérique. Si l’adolescent meurtrier, est certes bien interprété par le jeune Owen Cooper, il demeure une figure parfois floue, quasi fantasmatique. La série semble hésiter entre le réalisme psychologique et l’allégorie sociale, sans choisir clairement sa voie.
L’une des réserves à formuler concerne le traitement des personnages secondaires. Jade, meilleure amie de la victime, dont l’effondrement émotionnel aurait pu enrichir le propos, est abandonnée sans explication. Ryan, le meilleur ami de Jamie, potentiellement complice, disparaît de l’intrigue sans que sa place ne soit réellement éclaircie. Et que dire des parents de la victime, totalement absents de l’histoire ?
Les « incels »
Le lien entre la radicalisation en ligne et le geste de Jamie est sans doute l’un des éléments sensibles du scénario. Comment se manifeste-t-il ? Un échange furtif entre un policier et son fils, une allusion au nom de l’influenceur masculiniste britannico-américain accusé de trafic d’êtres humains, violences, viol et fraude, Andrew Tate. Et surtout l’entretien sur un épisode avec la psychologue : Jamie recourt à des formules caractéristiques typiques des incels. De fait, il estime être « trop laid » pour que les filles lui expriment leur amour. Et il tente de les manipuler pour capter leur attention.
Il faut souligner que les diatribes misogynes et violentes d’Andrew Tate faisant de la femme l’ennemi ont un large écho, singulièrement dans les écoles et collèges britanniques. On aurait donc espéré une exploration plus approfondie de la « sous-culture culture incel », de ses ressorts psychologiques, ses canaux de diffusion, et de l’aveuglement des adultes face à cette violence genrée.
Comparaisons
La série veut parler du chaos adolescent, mais s’en remet souvent à l’implicite, à la suggestion, au non-dit. Pourquoi pas au fond ? L’épisode final, centré sur l’anniversaire du père de Jamie, illustre ce flottement : moment suspendu, certes, mais qui finit par diluer quelque peu l’impact émotionnel.
Comparée à la série Thirteen Reasons Why, qui explorait les failles adolescentes à travers le prisme du suicide et du harcèlement, Adolescence manque de structure et d’ampleur émotionnelle. À Invisible, autre série britannique sur la violence faite aux adolescentes, elle emprunte son décor scolaire et ses silences, mais sans guère atteindre le même niveau de justesse.
Même Watch Me, pourtant plus stylisée, assumait davantage son regard critique sur les dynamiques genrées et le cyberharcèlement. Sans parler de Skam (« honte »), série nordique avant sa version française pistant une vendetta sur les réseaux sociaux ciblant une adolescente. Bad Behaviour, autre série récente sur la violence adolescente féminine, elle, osait aller au bout de la brutalité scolaire et des luttes de pouvoir à l’adolescence. Adolescence, en comparaison, s’arrête parfois au seuil du malaise, comme si elle craignait d’affronter pleinement son sujet.
Bertrand Tappolet
Référence :
Adolescence, de Stephen Graham et Jack Thorne. Mini-série en quatre épisodes visibles sur Netflix notamment.
Avec notamment : Owen Cooper : Jamie Miller, le jeune adolescent accusé de meurtre ; Stephen Graham : Eddie Miller, le père de Jamie ; Ashley Walters : DCI Luke Bascombe, l’enquêteur déterminé à découvrir ce qui s’est réellement passé ; Erin Doherty : Briony Ariston, la psychologue Faye Marsay : DS Claire Wilkins, partenaire de Bascombe dans l’enquête ; Christine Tremarco : Maggie Miller, la mère de Jamie ; Mark Stanley : David Thompson, l’avocat chargé de défendre Jamie.
Photos : ©Netflix
[1] Le terme incel est une contraction de « involuntary celibate » (célibataire involontaire). Il désigne un groupe de personnes, principalement des hommes, qui se considèrent incapables de nouer des relations amoureuses ou sexuelles, malgré leurs efforts. Avec des forums en ligne (Reddit, 4chan, 8chan, etc.), le discours incel a trouvé un terrain fertile. Ces communautés glorifient l’idée que certains hommes ne correspondent pas aux « standards de beauté », sont rejetés par les femmes, ce qui génère chez eux des sentiments de haine et de ressentiment. Symptomatique d’une idéologie masculiniste, responsable de plusieurs tueries à travers le monde, le discours incel comprend une haine et un mépris de la femme, perçue comme manipulatrice, superficielle ou même cruelle. Les incels se sentent souvent « victimes » de la manière dont la société valorise certaines femmes, et attribuent cette situation à des dynamiques de pouvoir entre les sexes, ndr.
Bravo, enfin une bonne critique de cette série qui m’a laissé un sentiment en demi-teinte! Je me retrouve totalement dans votre analyse. J’ai lu certaines critiques qui me donnaient l’impression de ne pas avoir regardé la même série et je me demandais si j’étais passée à coté de quelque chose. Me voilà rassurée!