Le retour de Krazy Kat
En 1984, Krazy Kat, pour sa première adaptation sur les planches, marquait les esprits et permettait au Théâtre du Loup d’être invité au-delà des frontières, en France, en Belgique, au Québec… Cette année, le personnage emblématique de la BD d’Herriman revient, pour marquer le changement de direction à venir. Rencontre avec Eric Jeanmonod, qui signe la mise en scène de ce spectacle.
La Pépinière : Eric, bonjour, et merci de me recevoir ! Tu reprends donc un spectacle emblématique du Loup dans une nouvelle version, pour boucler la boucle d’une certaine manière. J’imagine qu’il y a pas mal d’émotions qui arrivent avec la clôture de cette aventure ?
Eric Jeanmonod : Ce n’est pas tellement différent de la dernière version, même si elle date quand même de 22 ans. Ce qui change le plus, c’est la distribution : la plupart de l’équipe est nouvelle. Il reste trois anciens… plus moi. Et là, il y a tellement de boulot qu’on n’est pas trop dans les états d’âme. (rires) C’est un spectacle qui est assez compliqué parce qu’il est composé d’histoires courtes. Donc le décor change, les accessoires changent – il y en a plus d’une centaine ! Ils sortent d’un côté, arrivent de l’autre, puis il faut les ramener encore par un autre côté. Donc derrière, en coulisses, il y a un deuxième spectacle. Mais pour des choses assez petites. Il n’y a pas vraiment de gros effets. Enfin, il y a quand même un mur qui tombe sur quelqu’un, donc plein de petites choses auxquelles il faut faire attention.
La Pépinière : Comment arriver à évoquer tous les aspects de cette œuvre si riche, avec notamment ce triangle amoureux central ?
Eric Jeanmonod : Ce qui est fantastique, c’est que tout est dessiné. Moi je suis dessinateur, je suis parti des dessins. Dans l’équipe on a un autre dessinateur, Aloys Lolo, qui fait de la BD aussi. En 84, quand on a décidé de faire ce spectacle, on était les deux fans de ce Krazy Kat. On l’a connu, nous, par la personne qui l’a amené en francophonie, en le faisant traduire en français et qu’il a publié pour la première fois en France : c’est Wolinski, de feu Charlie Mensuel, qui était un pendant du Charlie Hebdo de l’époque. Charlie Mensuel proposait pas mal de BD, et c’est le premier qui a fait découvrir Krazy Kat chez nous.
La Pépinière : Dans les choix de mise en scène, il y a un vrai respect aussi de l’œuvre originale, notamment à travers l’utilisation des couleurs ?
Eric Jeanmonod : Oui, on respecte le fait qu’Herriman publiait dans le journal, la semaine, en noir et blanc, parce que les journaux étaient comme ça. Et il avait droit à un strip de quatre cases en bas de page tous les jours. Et c’est une variation sur ce trio amoureux impossible du chat qui est amoureux du souris, qui lui n’aime personne, mais le chat est aimé du chien, qui est en fait le shérif du coin… Ça se passe dans un petit bled du Sud des États-Unis qui s’appelle Coconino, au Nouveau-Mexique. On pourrait croire que c’est une invention, mais en fait, non, il existe bel et bien. Et donc, c’est un paysage plein de cactus, plein de grands rochers, style Grand Canyon. D’une case à l’autre, c’est la même histoire, mais il s’amuse à changer ce qu’il y a derrière les personnages : le paysage change. Pour revenir à l’esthétique, la semaine, il publiait en noir et blanc, et le dimanche il avait droit à la dernière page du journal, qui était en couleurs.
La Pépinière : Et donc, la majeure partie du spectacle sera vraiment en noir et blanc, avec quelques touches de couleurs ?
Eric Jeanmonod : Oui ! C’est assez fou parce qu’on n’a pas l’habitude de voir un monde en noir et blanc. Au cinéma, quand on parle de noir et blanc, ce n’est pas du noir et blanc, ce sont des valeurs de gris, mais tranché noir/blanc, c’est spécial quand même. Et puis tout à coup au milieu du spectacle, on a deux trois scènes en couleurs, donc on change tout, on change le décor et les personnages changent de costumes. Pour eux, c’est quelque chose, parce que ce sont des costumes hyper rembourrés, pour reproduire ces silhouettes de gros patapoufs. La plupart des personnages sont des gros patapouf, à part le souris qui est un petit patapoufs, il a un petit ventre quand même. Et ils sont là-dedans, donc c’est comme si on avait une doudoune d’hiver, avec en plus un gros masque qui cache tout, sauf les yeux. Donc les pauvres transpirent beaucoup. Ils sont fortiches !
La Pépinière : Quand tu disais qu’il y avait vraiment un deuxième spectacle en coulisses !
Eric Jeanmonod : Ah oui, vraiment ! Et puis derrière, pour faire le rôle du souris – je dis le souris parce que c’est vraiment un petit monsieur dans l’histoire – on a trois enfants, deux filles et un garçon, en alternance. En 1984, on n’en avait qu’un, qui répétait presque autant que les adultes. On répétait surtout le week-end à cause de lui. (rires) D’ailleurs il est toujours là, mais maintenant c’est un des musiciens de l’orchestre, Simon Aeschimann. Lui, il aura fait tout le parcours. C’est un des anciens. Et donc les enfants, aujourd’hui, sont trois – ils ont 9-10 ans, ils sont petits – et ils alternent. Ça veut dire que chaque scène, on la répète trois fois. Quand on fera des filages, il va falloir en faire trois aussi, et pareil pour les générales, c’est une sacrée contrainte !
La Pépinière : On est plus de 20 ans après la dernière reprise. Outre la distribution, est-ce que d’autres choses vont changer, sans trop en dévoiler ?
Eric Jeanmonod : On s’est permis de rajouter un petit sketch, où Krazy Kat fait du yoga. Dans l’original, elle fait une espèce de méditation, mais là, je lui ai fait un tapis de yoga et elle fait son yoga. C’est un peu dans l’air du temps. Et puis on a mis un millionnaire dans l’histoire, mais dont la société est tombée en faillite. À un moment donné, il dit bonjour à tout le monde et il leur dit « Il faut que je vous laisse, je suis attendu au Grand Théâtre. » Donc on a quelques allusions à Genève. Par exemple, on parle du quartier le plus propre du monde, et Krazy Kat fait allusion à Champel. On fait des petits clins d’œil à notre environnement. Il y a aussi ce personnage de la grande Mimi, avec son identité de genre un peu ambigüe, donc on va l’évoquer, mais c’est assez subtil, pas caricatural.
La Pépinière : Ce spectacle s’annonce comme une fin en fanfare pour la direction du Loup ?
Eric Jeanmonod : On verra ! C’est toujours difficile de savoir, on ne va pas vendre la peau du chat avant de l’avoir mis en scène. (rires) Je pense que c’est bien de finir avec ce spectacle. Mais ce n’est pas moi qui ai décidé ça. J’ai demandé un peu à des collègues du Loup, et ce sont les plus jeunes, qui n’avaient pas vu Krazy Kat, mais qui en avaient entendu parler évidemment, qui ont proposé ça. Plus précisément, c’est l’administratrice, qui fait partie de la co-direction, mais qui a 30 ans, et qui nous a dit « Mais refaites Krazy Kat, c’est votre tube ! » En plus, c’est le spectacle qui nous a permis de construire ce théâtre. L’avant-dernière fois qu’on l’a joué, c’était à la Comédie de Genève, en 1992. Et là il a remporté le prix du spectacle suisse romand du théâtre indépendant, qui n’existe plus aujourd’hui. Avec les soixante mille francs du prix, on s’est dit que si on pouvait construire un chapiteau, demander un terrain à la Ville de Genève, y poser le chapiteau et le laisser là, au lieu de devoir en louer un à chaque fois, ça serait vraiment bien ! Ça a donné le déclic, l’amorce, et on a trouvé de l’argent en complément. C’est grâce à Krazy Kat qu’on a construit ce théâtre qui devait être provisoire. Donc pour nous, finir comme ça, c’est un peu un hommage. On finit la boucle avec ça.
La Pépinière : Et comme l’idée vient des plus jeunes de l’équipe, il y a aussi une volonté de rassembler les publics ?
Eric Jeanmonod : Il y a tellement de gens qui n’ont jamais vu ce spectacle. Et puis, je pense qu’il y a des gens qui l’ont vu et qui reviendront volontiers. Et on va garder le décor, on ne sait jamais. Si les plus jeunes veulent le reprendre, peut-être qu’il y aura une nouvelle version encore. Il y a quand même une quinzaine de bons gros masques, et tous ces costumes, c’est un sacré boulot !
La Pépinière : C’est vrai qu’en plus du costume, comme tu le disais, tous les personnages seront masqués ?
Eric Jeanmonod : Les comédien·ne·s qui sont sur scène, on ne voit pas un millimètre de peau, ils et elles sont vraiment couvert·e·s des pieds à la tête. Et il y aura quatre narrateur·ice·s-musicien·ne·s – parce que je précise qu’avec ces masques, on ne peut pas faire de la voix – qui se répartiront toutes les voix. À l’époque quand on l’a créé, c’était un seul narrateur qui faisait les 15 voix et qui jouait de la trompette en plus : François Berthet, il était exceptionnel. C’était un grand comédien Genevois, très ami du Loup, il a fait beaucoup de spectacles avec nous. Donc c’est assez particulier : il faut vraiment une symbiose entre le comédien qui est dans son espèce de scaphandre, et qui doit faire les gestes, avec la voix qui vient de quelqu’un d’autre. Il faut que ce soit vraiment ensemble : il n’y en a pas un qui doit suivre l’autre. Je dis toujours : « Ne vous suivez pas, soyez ensemble. C’est un peu un exploit de jouer ça !
La Pépinière : Eric Jeanmonod, un grand merci ! Un dernier mot pour la fin ?
Eric Jeanmonod : Je voulais encore ajouter que ce Herriman était apprécié par des gens incroyables ! Il semble que Picasso était un fan absolu de Krazy Kat. Il téléphonait à son amie Gertrude Stein, écrivaine américaine, en lui demandant : « Envoie-moi le dernier épisode qui est sorti dans des journaux, je veux voir Krazy Kat ». Et je pense que ce n’est pas seulement pour les histoires, mais pour le dessin. Parce qu’Herriman arrive en quelques traits à exprimer beaucoup de choses. Dessiner quelqu’un qui fait ce geste de lancer une brique, qui est assez compliqué, en quelques traits, il faut le faire ! C’est l’art des tout grands ça, c’est comme un poète qui dit beaucoup avec peu de mots.
La Pépinière : Eric, merci encore une fois pour ton temps et ce précieux échange ! Et bon vent à ce Krazy Kat qui s’annonce déjà fabuleux !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Krazy Kat Iz Back !, d’après la bande dessinée de George Herriman, par la Compagnie du Théâtre du Loup, du 6 au 25 mai 2025 au Théâtre du Loup.
Mise en scène : Eric Jeanmonod
Avec Janju Bonzon, Aloys Lolo, Juliette Riccaboni, Lola Riccaboni et Adrien Zumthor, les musicien⸱ne⸱s (voix des personnages et musique live) Simon Aeschimann, Céline Frey, Christian Graf et Cédric Simon, les enfants Dina Aboun, Théo Borel et Jeanne Riccaboni (en alternance) et la participation et l’assistance précieuse de Rossella Riccaboni
https://theatreduloup.ch/spectacle/krazy-kat-iz-back/
Photos : ©Isabelle Meister (2003)