Jouir à mort
Et si l’orgasme féminin constituait une réplique à l’angoisse de la mort ? C’est cette interrogation audacieuse que pose Dying for Sex, mini-série métamorphosant la quête du plaisir féminin en une odyssée existentielle en phase terminale.
Que faire de nos désirs lorsqu’un diagnostic définitif nous rappelle à notre finitude ? Molly, quadragénaire atteinte d’un cancer métastatique, n’a jamais connu l’orgasme. Plutôt que de se résigner, cette femme ordinaire va faire un choix extraordinaire : partir à la conquête de son propre plaisir.
Elle quitte un époux aimant mais conventionnel, bravant les tabous avec une détermination et une urgence touchantes. Sa compagne de route ? Nikki, une amie comédienne au tempérament volcanique, aussi empathique que chaotique.
Une amitié qui transcende la mort
Adapté d’un podcast à succès racontant une histoire vraie, ce récit en huit épisodes, cosigné Kim Rosenstock et Elizabeth Meriwether, entremêle sexualité et fin de vie. L’actrice Michelle Williams compose un portrait de Molly d’une justesse renversante, passant de la vulnérabilité à l’épanouissement et au trouble avec une authenticité rare. La star rappelle ainsi ses meilleurs rôles chez la cinéaste étasunienne Kelly Reichardt et sa manière unique de saisir les petits moments de la vie quotidienne (Certain Women, Showing Up). En contrepoint, Jenny Slate incarne une Nikki électrique fan de Shakespeare, dont l’énergie frénétique semble vouloir conjurer l’inéluctable.
Leur relation forme la colonne vertébrale émotionnelle de la série. Ce n’est pas une histoire d’amour au sens conventionnel, mais quelque chose de plus profond : une fusion d’âmes sœurs face à l’absurdité du destin. Les scènes où les deux amies partagent leurs doutes, leurs rires ou leurs silences comptent parmi les plus belles.
Fantômes du passé
Dying for Sex ne se contente pas d’explorer la sexualité comme antidote à la mort. Elle plonge aussi dans les traumatismes qui ont marqué Molly, notamment le viol subi pendant l’enfance de la part de son beau-père. Ces séquences, filmées dans un style lynchien avec des images floues et une figure d’agresseur sans visage, évitent le misérabilisme pour mieux suggérer la persistance du trauma.
La relation avec Gail, sa mère interprétée par une Sissy Spacek époustouflante de retenue, ajoute une autre dimension douloureuse. Leurs scènes communes, faites de non-dits et de gestes à demi-mot, parlent de cette culpabilité maternelle face à l’inceste passé ayant touché sa fille qui n’ose s’avouer. Une séquence particulièrement poignante les montre allongées côte à côte, Molly en position fœtale près de sa mère, comme un retour symbolique à l’origine avant le grand départ.
Rire et châtiments
Ce qui surprend dans Dying for Sex, c’est sa capacité à faire rire au bord du gouffre. Les sexcapades – aventures sexuelles légères, impulsives, souvent sans engagement émotionnel sérieux – de Molly oscillent entre burlesque et authenticité.
En témoignent, un voisin adepte de petplay (pratique où l’un des partenaires adopte le comportement d’un animal), joué par Rob Delaney avec un mélange de gaucherie de bienveillance, un cunnilingus pudique et dissimulé à l’image sur lit d’hôpital autorisé par un médecin complice, scène aussi improbable qu’émouvante ainsi que des jeux de rôle sexuels qui tournent souvent à la comédie maladroite. Cet humour, loin d’être incongru, sert de mécanisme de défense contre l’angoisse. Il humanise les personnages et permet d’apprivoiser l’idée de la mort.
Souffrance terminale
L’épisode final introduit un personnage mémorable : une spécialiste en soins palliatifs version « influenceuse bien-être », incarnée par Paula Pell. Son discours enthousiaste sur la mort comme « expérience transformative » frise parfois le ridicule tout en faisant du mourir une initiation et une expérience excitante à vivre, créant un contraste saisissant avec la réalité douloureuse de Molly. Qui accepte ce viatique inédit.
Cette séquence pose toutefois une question cruciale : jusqu’où peut-on positiver la fin de vie ? La réalisation ne tranche pas, montrant aussi la souffrance physique ultime, nue et bouleversante lorsque Molly, tremblant dans une baignoire prévue pour des accouchements, supplie pour des sédatifs.
Destination finale
En s’intéressant au sexe aux portes de la mort d’un point de vue féminin et féministe, la série décline à l’infini la façon dont sexualité et la (re) naissance, le deuil et la finitude s’entremêlent. A la manière souvent de la saga Le Journal de Bridget Jones, rom com diariste et drolatique et d’une grande fraîcheur de ton, Dying for Sex, tente de saisir comment la toute fin de vie peut bouleverser le désir et influencer les fantasmes.
En témoigne la séquence d’animation clippeuse de l’hallucination, voyant objet et pénis voleter autour de l’héroïne dans sa chambre cosy d’hôpital. Comment alors ne pas ressentir de la compersion pour Molly ? Soit ce sentiment, dérivé du bouddhisme, de joie et de bien-être ressenti lorsqu’on contemple le bonheur d’autrui, particulièrement dans le contexte de l’accomplissement du plaisir féminin sous le jour tour à tour épiphanique et crépusculaire du mourir.
La série met d’ailleurs en écho l’orgasme vécu en mode Rebirth de Molly lors d’un cunnilingus sur son lit d’hôpital, capté en très gros plan, d’une part, avec son dernier souffle filmé de loin, sur un mode résolument clinique et hyperréaliste avant une touche terminale burlesque. Petite mort (orgasme) et mort biologique dialoguent ainsi à distance.
Certaines recherches montrent que le deuil ou la proximité de la mort peuvent entraîner une chute du désir, la sexualité étant profondément liée à l’élan vital voire à l’envie de donner la vie. Mais la mort peut aussi être envisagée autrement : comme une forme d’éternité, une continuité du plaisir qui dépasserait les limites habituelles du désir.
Œuvre hybride
Certaines transitions semblent brutales, quelques scènes versent dans le mélo, et le format court (six épisodes d’un demi-tour d’horloge) ne permet pas toujours à l’émotion de s’installer pleinement.
Mais ces défauts sont presque secondaires face à ce qu’accomplit le récit : parler de la mort sans solennité, de la sexualité sans vulgarité, du trauma sans complaisance. La référence shakespearienne, dont Le Songe d’une nuit d’été et La Tempête n’est pas un hasard : comme le dramaturge, la série joue constamment sur les frontières entre réel et fantasme, tragédie et comédie.
En écho à l’agonie de Molly, on assite à une répétition de La Tempête mise en scène par Nikki. Résonne alors le célèbre monologue qui scelle la pièce. Dépositaire de la magie et de l’autorité, Prospéro se révèle vulnérable, humain, désarmé : “Now my charms are all o’erthrown, / And what strength I have’s mine own, / Which is most faint.”[1]
Face à la mort, la série propose non pas des réponses, mais des pistes : aimer, rire, explorer son désir, se réconcilier avec ses fantômes. Et surtout, comme le dit Molly : « Profiter du temps qu’il reste ». Un message d’une simplicité désarmante, porté par une œuvre aussi déroutante qu’émouvante.
Bertrand Tappolet
Référence :
Dying for Sex, mini-série en 8 épisodes, réalisée par Kim Rosenstock et Elizabeth Meriwether, disponible sur plusieurs plateformes, dont Disney+.
Avec (entre autres) : Michelle Williams, Jay Duplass, Jenny Slate, Rob Delaneye et Paula Pell…
Photos : ©Disney +
[1] « Maintenant, tous mes enchantements sont abolis,
Et la seule force qui me reste est la mienne,
Elle est des plus faibles. »