Angelina : questionner les représentations autour des travailleuses du sexe
Cette saison, la Pépinière vous propose des reportages autour de tous les spectacles du Galpon, dans le cadre d’un partenariat. Du 7 au 10 novembre, Justine Ruchat présentera une seconde version d’Angelina, son spectacle monté d’après l’histoire d’une travailleuse du sexe marquante, à bien des égards, dans le milieu genevois.
Lorsque j’arrive au Galpon, après m’avoir proposé un café, Justine Ruchat m’emmène dans la salle où se jouera le spectacle, non sans m’avoir mentionné l’installation des performances qui se joueront en marge de la pièce. À l’intérieur, les techniciens s’affairent pour le montage des lumières. La scénographie, me confie-t-elle, a évolué, avec un meuble en moins et surtout un espace plus intimiste, réduit, et proche du public. La volonté est de créer une forme de proximité pour entrer dans l’univers intime de son personnage, à l’intérieur de sa loge. C’est que le spectacle a beaucoup évolué dans cette deuxième version : raccourci, avec quelques coupes pour des raisons de dynamique et de rythme. Le rapport au spectacle a, forcément, évolué, entre le moment de recherche qui a conduit à l’écriture du texte, la première période de jeu, et aujourd’hui. Dans la première version, on assistait véritablement à une histoire et au développement d’une enquête. Le texte était alors appliqué à la scène, comme pour défendre le point de vue de l’écriture. Cette restitution de l’enquête, documents à l’appui, avec également tout un travail physique de chorégraphie, ne permettait pas au jeu de se développer comme le souhaitait Justine Ruchat. La première version était ainsi axée autour du mouvement et de la recherche qui avaient conduit à l’écriture. Dans ce Angelina « 2.0 », le propos sera plus ouvert, plus théâtral.
Justine Ruchat aime, dans ses productions, travailler sur la friction entre la réalité et la fiction. Le propos est ainsi documenté, et elle souhaite apporter une plus grande distance par rapport à cela à travers le jeu théâtral, sur lequel il faut alors travailler. Pour cette reprise, on découvrira par exemple moins de musique, mais plus de chant. Le processus de création a été pensé à l’inverse : au lieu de partir de la matière, à savoir le texte, Justine Ruchat par cette fois-ci de la scène, pour créer des dynamique jouantes. Le texte vient alors s’insérer à l’intérieur de cela, loin de la narration d’une histoire, au sens intellectuel, qui se développait la première fois. Elle souhaite ainsi travailler sur des moments doux, d’autres plus forts, en jouant plus sur les rythmes. Justine me raconte alors qu’au moment de la création, il lui a fallu faire des choix. Ceux-ci ont, inévitablement des conséquences sur le reste, empêchant certains autres choix d’advenir, car ils ne correspondraient pas au reste. Chaque version amène aussi son lot d’expériences riches, mais aussi ses éléments manquants. La volonté est ainsi forte d’explorer différents pans possibles. Elle me glisse d’ailleurs avec humour qu’elle pourrait tout à fait réfléchir à une troisième version.
Un spectacle sur la prostitution ?
Dans Angelina, il est nécessaire de décrire beaucoup d’éléments, car nous avons toutes et tous différentes références et vision sur ce milieu particulièrement tabou, secret et stigmatisant. Le choix de partir de la figure d’Angelina n’est pas anodin : née en Colombie, elle a travaillé durant vingt ans à Genève, créant le premier syndicat des travailleuses du sexe. Ceci pose évidemment de la question de la manière dont on parvient à mettre cela en place, et quelles luttes cela entraîne. L’un des plus grands regrets de Justine Ruchat est qu’Angelina n’ait pas eu l’occasion de voir le spectacle. Repartie vivre en Colombie, elle a toutefois eu accès au texte et pu échanger avec l’autrice, avant de décéder l’an dernier. Cette reprise, alors qu’elle n’est plus là, renforce le côté fantasmé de cette figure mystérieuse pour Justine. Le soir de la première, un hommage lui sera d’ailleurs consacré, avec des documents autour du syndicats, des photos, le retour sur la médiatisation des événements à l’époque, et une performance autour du spectacle. Angelina s’inscrit alors véritablement comme une grande figure des travailleuses du sexe, comme l’a été Grisélidis Réal avant elle.
L’un des postulats centraux d’Angelina est que les « reproches », ou le regard de travers que l’on a sur le milieu du travail du sexe ne sont pas propres à ce milieu. D’abord, il existe plusieurs formes de travail du sexe (prostitution, striptease, téléphone rose, webcams…), et autant de pratiques que de prostituées. Difficile donc de cataloguer ce milieu de manière précise. Ce qu’il y a de commun, c’est le stigmate. On parle de l’asservissement du corps, mais ce n’est pas le seul lieu où celui-ci intervient, et il ne concerne pas toutes les travailleuses. Il en va de même sur la question de la domination masculine : elle n’existe pas que là, et les rôles ont aussi tendance à s’inverser dans les moments d’intimité.
Miroir de la société ?
Le motif des miroirs, qui se trouvent à chaque bout de la scène, prend alors tout son sens, comme reflet de nos projections, qu’il s’agisse de peurs, d’autodétermination, du rôle de l’argent. Encore une fois, cela ne concerne pas que ce milieu. D’ailleurs, certaines travailleuses sont totalement indépendantes, en étant à leur compte, bien loin de certains autres cadres, qu’il s’agisse d’entreprises dites classiques, ou même du foyer. C’est là tout le paradoxe que confère le statut de ce milieu.
Dans Angelina, Justine Ruchat fait le choix de se tenir à l’extérieur de cela, car elle ne fait pas partie du milieu. Elle me confie d’ailleurs avoir rapidement senti les limites dans les contacts qu’elle a pu avoir. Elle ne veut donc pas donner sa vision comme une vérité qui ne serait que partielle, et partiale. L’actrice choisit donc de jouer sur le parallèle avec son métier, pour tenter également de faire la paix avec cette image. En tant qu’actrice, comme en tant que prostituée ou même comme femme en général, on peut souvent avoir peur du comportement, de la façon dont on s’habille ou, au contraire, assumer totalement et être source de nombreux fantasmes. C’est là tout le paradoxe et la problématique autour de la représentation commune des travailleuses du sexe.
Justine Ruchat travaille donc sur la libération de cette image, avec le reflet des injonctions patriarcales qu’elle ressent. Citant une autrice dont le nom m’échappe désormais, elle me dit que « quoi que tu fasses, tu es condamnable ». On peut être jugée et traitée de « pute » à tout moment, même lorsque cela est complètement hors de la réalité. La réflexion va d’ailleurs beaucoup plus loin : elle fait le parallèle avec le monde du travail, ou on se force parfois à faire ce qu’on ne veut pas, sous prétexte qu’on est payé pour le faire… Paradoxalement, celle qui ont réussi à devenir indépendantes grâce à leur métier sont totalement maîtresse d’elle-même, et font, d’une certaine façon, moins « la pute » que certaines employées de milieux plus classiques. À bon entendeur.
Des événements autour d’Angelina
En marge du spectacle, plusieurs événements seront organisés, pour dépasser le seul propos de la pièce. On retrouvera ainsi une exposition photos de Rebecca Browning, en collaboration avec les travailleurs du sexe, autour de la thématique de vulnérabilité. Mélanie Fréguin et Nina Vallon proposeront également une performance immersive, en s’appuyant sur des témoignages sonores et visuels. Sans oublier une table ronde et différentes discussions menées avec des élèves du secondaire II.
Cette dimension de la vulnérabilité, nous l’évoquons également avec Justine Ruchat, La thématique des travailleuses du sexe demeure très secrète. Ce mystère, elles le créent et l’entretiennent elles-mêmes, comme un besoin pour elle, mais aussi, d’une certaine façon, pour leurs clients. Quoiqu’elles disent, cela alimente les stigmates. Elles doivent ainsi s’en protéger. Quant au second point, c’est sans doute l’élément qui manque le plus à Justine Ruchat dans sa recherche : la parole des hommes. Les besoins qu’ils éprouvent ne sont pas que virils, mais aussi souvent affectifs et psychologie. On a tendance à trop occulter la dimension thérapeutique, comme une forme de soins, de ces rencontres. Une idée qui n’est même d’ailleurs souvent pas envisagée.
D’autres questionnements découlent évidemment de la discussion et des recherches de Justine Ruchat, à commencer par le consentement, et les difficultés de communication autour du sexe en général, dans ce milieu comme dans le couple et l’éducation. On en revient à tous les paradoxes précédemment évoqués. En guise de conclusion à tout cela, Justine me dit ne pas vouloir présenter une vision généralisante. Ce qu’elle raconte, c’est une expérience parmi tant d’autres. En rappelant que ce que l’on pointe du doigt existe aussi ailleurs, sous d’autres formes…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Angelina, de Justine Ruchat, du 7 au 10 novembre 2024 au Théâtre du Galpon.
Mise en scène : Justine Ruchat
Avec Justine Ruchat
https://galpon.ch/spectacle/angelina-2/
Photos : © Elisa Murcia Artengo