Les réverbères : arts vivants

Sur le trottoir (ou dans la loge) d’Angelina

Sur la scène du Galpon, transformée en loge, une comédienne s’interroge. Sur son métier, sur ce qu’elle est prête ou non à accepter dans son métier. Sur la séduction et la féminité, aussi. Sur la prostitution, surtout. Angelina, c’est un monologue kaléidoscopique, écrit et porté par Justine Ruchat, à voir du 22 mars au 3 avril.

Tout commence par un constat : « Je suis payée pour donner du plaisir » (p. 7). Donner du plaisir à qui ? À nous, le public ; nous le donner à travers le « corps en scène », la « voix dans l’espace », « des émotions, simulées ou réelles » (p. 9). La voix qui parle est celle de Justine Ruchat – ou plutôt, du personnage qu’elle incarne, qui est elle sans être elle : le personnage d’une comédienne pour qui, à trois semaines de la première, rien ne va plus.

« Fait chier ! Quel que soit le rôle, finalement, ça va revenir au même. Que tu joues Juliette, Cléopâtre ou Eloïse : talons, minijupe, et voilà, c’est réglé… Tu l’as, ton personnage, rien besoin de faire, mets juste ta mini-jupe ! » (p. 9)

Confrontée au regard de William, son metteur en scène (qui n’apparaîtra jamais, sauf dans les souvenirs ou le discours rapporté), la comédienne rue dans les brancards : les talons, la mini-jupe, pas pour elle… et tant pis si on veut lui faire travailler sur « l’allégorie de la séduction » ! « Et de séduction, y en a pas d’autres représentations, peut-être ? On la connaît, celle des talons et du cul frétillant ! » (p. 9)

Chercher une autre voie

Le constat initial d’Angelina (l’actrice est payée pour donner du plaisir à autrui) se double donc d’un refus violent, articulé sur un désir : celui de se définir autrement qu’à travers des représentations normées, figées et genrées de la féminité. Pour la comédienne, il s’agit de conquérir le droit de proposer autre chose – un nouveau code de la séduction. Angelina raconte l’histoire de cette recherche. Après une tentative initiale comique (jouer la séduction en tongs), la comédienne tient enfin son idée :

« C’est ça, je vais faire une pute ! Ça va lui plaire comme allégorie de la séduction. Je vais lui faire une ma-gni-fi-que proposition. [À lui] Tu vas voir, moque-toi, à me dire “mais c’est quoi ton problème avec le féminin”, tu vas voir, je vais t’en boucher un coin ! Mon féminin, il va te foutre la TROUILLE. Tellement que tu devras me CALMER. UNE GROSSE PUTE ! » (p. 14)

Prendre le contrepied en tombant dans ce qui semble l’exact opposé de ce qu’elle souhaitait éviter, voilà l’enjeu. Seulement, problème : le metteur en scène accepte la bravade… et la date de la première approche. Se pose alors une épineuse question : comment jouer une pute, quand on n’en a aucune idée ? Et d’abord, « c’est qui ? C’est quoi la prostitution ? Puisque c’est de ça dont on. Parle quand on dit “pute”, non ? Ou est-ce qu’on parle d’autre chose quand on dit “pute” ? » (p. 14)

Gestation de la définition / Gestation de la création

À cette interrogation initiale, Angelina n’apporte pas de réponse figée. Au contraire, Justine Ruchat cerne prudemment son sujet, sans se cacher derrière des idées préconçues (même ces dernières ne peuvent être totalement évitées). Pour se faire, elle convoque des dictionnaires, des psychologues, des témoignages, des reportages, des podcasts, Virginie Despente, Grisélidis Réal… une pléthore de voix qui vont l’entourer. Chacune trace une voie différente à la figure multiforme qui lentement s’esquisse : celle de la pute. Très vite, les tentatives de définition théorique, en surplomb, ne suffisent plus ; il faut aller du côté de la littérature et surtout, des réalités incarnées. Il faut s’intéresser concrètement, réellement, aux vécus humains des travailleuses et travailleurs du sexe. De piste en piste, la loge de la comédienne endosse le rôle d’une matrice où s’élabore une définition en gestation, tout en se faisant endroit où se crée la pièce à venir, celle que met en scène William et dans laquelle la comédienne doit jouer… cette pièce dont la première se rapproche mais qu’on ne nous montrera jamais.

Lieu de gestation, la loge est aussi l’espace où se joue le rapport à soi, à sa propre représentation. Face à son miroir entouré d’ampoules, la comédienne s’interroge, se parle à elle-même, invective William dont elle singe l’attitude, réagit à la diffusion audio de documentaires ou de lectures sur la prostitution. Dans un dialogue constant, elle montre la proximité entre son métier et celui de prostituée : elle aussi vend son corps pour le plaisir d’autrui, elle aussi donne du plaisir en demandant une contrepartie… à une différence près, celle du sexe. Cette question, centrale, cristallise une certaine représentation figée de la prostitution – aussi figée, peut-être, que celle de la séduction que Justine Ruchat essaie de déboulonner. Parmi les voix qui entourent la comédienne, c’est peut-être celle de Rosalia qui pose mieux le problème :

« Toute la société pratique une prostitution voulue ou non voulue. Tout le monde se vend. Tout le monde vend, tout le monde achète et personne ne dit rien. Mais si une personne décide de vendre une prestation sexuelle, là, ça devient la stigmatisation du siècle. » (p. 22)

Voilà ce que renvoie le miroir à la comédienne : la prostitution, c’est le mot que l’on a mis sur le fait de faire payer pour des relations sexuelles et ce serait le fait de se faire payer qui rendrait victime… mais, fondamentalement, c’est aussi une idée qui traverse l’ensemble de nos sociétés (dans lesquelles on demande à être payé·e·s ou on paie pour des multiples services qu’on fournit aux autres ou qu’on obtient des autres) – sans que cela soit considéré comme problématique. Du moins, tant qu’on n’y mêle pas sexe et argent. Le motif du miroir, en se multipliant et en contaminant le décor (prenant place à l’arrière de la penderie, sous le tapis et même sous le tabouret), va au fil de la pièce renvoyer de plus en plus la comédienne à elle-même, dans un kaléidoscope géant.

Angelina, réel archétype

Au point central de cette recherche apparaît alors Angelina, prostituée réelle qui a arpenté pendant des années les trottoirs chauds de Genève, en indépendante. Originaire de Colombie, elle a appris la boxe pour se défendre, est devenue porte-parole des filles de son quartier. Angelina entre dans la pièce éponyme à travers une voix-off, lorsqu’une journaliste l’interviewe pour un documentaire. La lucidité avec laquelle elle décrit son métier remet en jeu la représentation, problématique et victimaire, de la prostituée. Angelina perd ensuite son statut d’interviewée pour devenir, en se glissant dans les mots et sous la peau de la comédienne, un personnage avec qui dialoguer – ce qui pose une question, fondamentale en théâtre, mais aussi en littérature ou au cinéma : comment parler à la place de l’autre ? Angelina ne veut pas qu’on parle à sa place ; elle a sa propre voix.

Mais la comédienne (et Justine Ruchat, l’autrice) ne prétend justement pas parler à la place de… et c’est pour cela, justement, qu’Angelina est une pièce essentielle : en multipliant les voix et les points de vue, elle montre la complexité d’un sujet sur lequel il n’existe pas une vérité unique ; elle met en scène un processus de création artistique et de questionnement viscéral, existentiel ; elle ne dissimule rien des doutes, des interrogations, des revirements, des découragements… elle dresse le portrait kaléidoscopique d’une femme forte, qui ne cherche pas à dissimuler ses faiblesses. En quittant la salle de spectacle, on pense à la véritable Angelina, bien sûr – celle qui est retournée en Colombie et avec qui Justine Ruchat a collaboré, à distance. Celle que l’autrice aimerait bien, un jour, rencontrer en vrai. Nous aussi, on aimerait la rencontrer. Mais en attendant, pourquoi ne pas aller la voir au théâtre ? Angelina, je vous le promets, vous bouleversera.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Angelina, de Justine Ruchat, du 22 mars au 3 avril 2022 au Théâtre du Galpon.

Mise en scène : Justine Ruchat (direction technique : Hector Salvador)

Avec Justine Ruchat

Pour aller plus loin : le texte de Justine Ruchat a reçu en 2021 le Prix de la Société Genevoise des Écrivains, décernée cette année-là à un texte dramatique. Dans sa démarche d’écriture, l’autrice s’est inspirée de nombreuses oeuvres, que vous aurez peut-être plaisir à découvrir. Par exemple, côté livres :

  • Virginie Despente, King kon théorie, Grasset, 2006 et Mordre au travers, Librio, 2008.
  • Lilian Mathieu, Quel est le problème ?, Textuel, 2016.
  • Grisélidis Réal, La passe imaginaire, Verticales, 2006.
  • Paola Tabet, La grande arnaque, les échanges économico-sexuels, Harmattan, 2004.

Côté podcasts :

  • Les couilles sur la table
  • La politique des putes, nouvelles écoutes

Ce n’est, bien sûr, qu’une petite sélection.

Photos : © Elisa Murcia Artengo

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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