Ne serait-ce pas un peu toi sur scène, mon amour ?
Dans l’alcôve théâtrale du Crève-Cœur se joue jusqu’au 3 avril Couple ouvert à deux battants de Dario Fo et Franca Rame. Cette comédie grinçante et pétrie d’autodérision critique avec joie quelques fondamentaux de notre organisation sociale : le mariage, la fidélité et l’égalité des genres. À la ville et au théâtre, auteurs et acteurs se mélangent dans une mise en abyme bouffonne.
Est-ce que ce couple qui s’écharpe sur scène ressemble aux nôtres ? Est-ce que, sous la caricature du propos, il y aurait quelque chose qui montre bien ce que nous sommes ? De la difficulté de durer ensemble. De nos côtés moins reluisants : mensonges, violences, dépendances et aérophagie ? Comment c’est, pour de vrai, l’histoire d’amour de Maria Mettral et Christian Gregori ? Comme celle de Franca Rame et Dario Fo ? Et de Mambretti et Antonia ?
Au plateau évolue donc un drôle d’équipage. Peut-être assez emblématique de l’Italie des années pré-berlusconiennes (1983). Lui pseudo-macho, imposant, roublard, infidèle et égotique à l’excès. Elle, explosive, beaucoup moins fragile qu’elle n’y paraît et tirant à peu près toutes les ficelles. Il la trompe avec des plus jeunes, des plus belles, dans des boîtes de nuit interlopes. Elle ne le supporte pas, menace régulièrement de se suicider. Le texte grossit d’ailleurs le trait jusqu’à l’absurde lorsque les actions et les mots sont banalisés au point de ne plus rien vouloir dire. Mais est-ce qu’on ne retrouve pas cela aussi dans la vraie vie ? Les infidélités ? Les disputes ? Les insultes qui volent ? Les phrases qui tuent ? Les suicides à répétition ? Les ruptures qui n’en sont pas parce qu’on n’est plus mal seul que mal avec l’autre ? Tout y est, bien sûr. On sait le génie de Dario Fo pour saisir l’ethnographie de nos vies. Sans oublier que derrière chaque grand homme se cache une femme, en l’occurrence ici Franca Rame.
Comment sortir de l’impasse ? Il faut essayer autre chose : l’union libre comme nouvelle panacée amoureuse. L’utopie de former un « couple ouvert ». Proposée par Monsieur, bien sûr, qui dans un premier temps, va pouvoir apprécier de continuer sa vie dissolue sans ne plus craindre d’être « découvert » par Madame. Oui mais quand cette dernière, après avoir perdu toutes ses illusions décide, elle aussi, d’aller voir ailleurs, alors le mari, rattrapé par l’animal possessif qu’il est, nous fait la grande scène de l’acte III : chantage, manipulation affective, culpabilisation à outrance, rien n’est trop pour ce pervers narcissique de Mambretti que Christian Gregori interprète avec la grâce d’un éléphant alcoolique sur un ring de catch.
Si la force semble d’abord du côté testostéroné, il n’en est rien. Maria Mettral joue une dynamique Antonia, féministe à souhait, qui prend les mots comme des gants de boxe pour démontrer ce qui était si cher à Dario Fo, à savoir que c’est l’art de la rhétorique qui fait le rang social. Ne disait-il pas : « L’ouvrier connaît 300 mots, le patron 1000. C’est pour cela qu’il est patron » ? Son Saint François, jongleur de mots1, en est d’ailleurs la démonstration parfaite. Il l’affirmait aussi pour dénoncer toute dérive sophiste qu’il a pu constater en soixante ans d’observation engagée de la vie sociale et politique italienne. Celui que d’aucuns qualifiaient de bouffon – bien qu’il ait reçu un prix Nobel de littérature en 1997 – n’a eu en effet de cesse, grâce au levier populaire du théâtre, de mettre à jour des thématiques méritant plus de justice sociale, ici le droit des femmes.
Les messages sont clairs : critiques de la domination masculine, du mariage bourgeois conventionnel et de la société patriarcale dans son ensemble. Sous le vernis du burlesque, il y a chez Antonia un côté « Madame Bovary » dans l’insatisfaction quotidienne de sa vie, l’incapacité d’en changer et la tentation d’en finir. Faire passer un fond tragique sous une forme vaudevillesque était d’ailleurs une des marques de fabrique du Brecht italien du XXème siècle.
La scénographie réaliste et les options de mise en scène d’Antony Mettler donnent à l’ensemble une précision d’horloger sous cocaïne et donc un rythme effréné à l’image de l’énergie que dépensent les deux acteurs pour écoper ce Titanic relationnel jusqu’au coup de théâtre final. Pour amplifier l’effet miroir de ce qui se passe sur scène, le public, voyeur de la parfois médiocrité de nos intimités, est plusieurs fois pris à témoin avec le classique ressort de l’humour qui permet – un moment – d’oublier que c’est donc surtout de soi que l’on rit.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Couple ouvert à deux battants, de Dario Fo et Franca Rame, traduction de Toni Cecchinato et Nicole Colchat, du 8 mars au 3 avril 2022 au Théâtre Le Crève-Cœur.
Mise en scène: Antony Mettler
Avec Maria Mettral et Christian Gregori
Photos : © Loris Von Siebenthal
1 François, le Saint Jongleur, de Dario Fo (1999) est un texte frondeur dans lequel l’auteur se moque des travers de l’église et montre comment François d’Assise (1181-1226), grâce à son talent de jongleur de mots, a su combattre la corruption et convaincre les puissants, jusqu’au pape Innocent III.