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Geste : Souper entre amies

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Cloé Bellamy qui prend la plume. Elle nous livre un texte consacré à un geste – un simple souper entre amies. Bonne lecture !

* * *

Souper entre amies

Qui est-ce qui mange de la viande ?

Ma chérie, ce sont les carnivores qui mangent de la viande.

Comment sait-on qu’un animal disparu mangeait de la viande ?

On regarde dans son estomac.

Mais s’il ne reste rien ?

On regarde dans ses excréments.

Mais, où trouver les excréments de quelque chose qui n’existe plus ?

On regarde dans la pierre.

Mais, et s’il n’y a pas de fossiles ?

Je ne sais pas. Oh, si ! Je sais. On regarde ses dents. Observe ! Les dents du roi des lézards tyrans sont celles d’un prédateur ! Larges, pointues et massives, ce sont les dents d’une machine à tuer. Le Tyrannosaurus Rex a la mâchoire la plus puissante de tous les temps et tu peux voir qu’il a été bâti pour manger de la viande. Après, je dois admettre qu’il y a des cas plus compliqués. Tu connais daeodon ? Évidemment que tu ne connais pas. En français, on l’a aussi appelé « porc terrifiant ». En anglais, c’est mieux, c’est « cochon des enfers » ou encore « cochon Terminator ». Les paléontologues se sont posés beaucoup de questions sur cette bête-là ! Elle a des dents de carnivore, des sabots et des molaires d’herbivore ! Mais on a aussi des empreintes fossilisées qui ressemblent sacrément au déplacement des hyènes quand elles chassent. Fais de ces infos ce que tu veux, moi, je ne veux rien avoir affaire avec un cochon qui a des dents de la taille du poignet d’un homme adulte. D’ailleurs, un homme adulte n’a pas des dents comme ça. Ouvre la bouche, touche tes dents, tes ridicules petites canines, pas vraiment pointues, tes incisives plates, incapables de vraiment trancher quoi que ce soit.

L’être humain n’est pas fait pour manger de la viande.

D’ailleurs, c’est pour ça qu’on la fait cuire.

Elle devient plus tendre, plus douce et nos faibles quenottes peuvent espérer la déchirer.

Non, ma princesse, tu n’es pas faite pour manger de la viande.

 

Agnes est tentée.

Elle ne sait que faire. Céder à la tentation ? Résister ?

Ses ongles martèlent un petit rythme répétitif sur la table. Le bruit est assourdi par la nappe orange, mais le tic-tac mécanique de l’horloge demeure. Les minutes passent et son envie ne disparaît pas. Le gâteau est toujours devant elle. Il a une splendide couleur rouge. Le nappage lui donne l’impression de briller et elle sait, d’expérience, qu’il y a un délicieux coulis à la framboise à l’intérieur. Mais ce n’est pas l’heure de manger, la table n’est pas mise et elle ne peut vraiment pas se permettre de dévorer ce gâteau maintenant. Elle met un doigt dans sa bouche et se met à mordiller l’ongle, anxieuse. Mais peut-être a-t-elle une solution à son dilemme ? Après tout, il suffit juste de faire disparaître l’objet de sa tentation. Agnes tend un bras vers le gâteau. Elle le saisit à pleines mains, ses doigts écrasent le glaçage rouge qui se fissure. Avec une joie sauvage, elle le déchire, comme si elle rompait le pain. Toujours avec ses doigts, elle en enfourne un morceau dans sa bouche. Le coulis carmin déborde de sa bouche, colle à ses doigts, à ses dents. Les gouttelettes rouges viennent tâcher son chemisier. Sa bouche est trop pleine, elle manque de s’étouffer. Elle recule dans son siège, prend le temps de souffler et d’observer l’objet de son festin. Maintenant qu’il est ouvert, le gâteau lui fait un peu penser à ceux qu’elle voit chez le pâtissier au moment d’Halloween (les gâteaux qui imitent une cervelle, avec du faux sang qui dégouline de partout, ceux qu’elle n’a jamais envie de manger).

Une émotion indescriptible l’envahit. Elle mange un gâteau avec les mains, sans le découper, à un moment où il n’est pas censé être mangé.

Agnes sourit. Pour l’instant, elle est repue.

 

Le tic-tac de l’horloge s’arrête. Elle sonne : c’est l’heure de manger.

Anges est affamée. Elle plie la serviette en deux. Elle la pose à droite de son assiette, puis y dépose son couteau avec révérence. Toujours à droite, car c’est ainsi qu’il doit être disposé. La fourchette à gauche, le couteau à droite et la petite cuillère au-dessus de l’assiette, c’est ainsi que vont les bonnes manières, même si Anges est droitière et qu’elle préfère manger avec sa fourchette dans la main droite. C’est un peu plus ardu de découper la viande ainsi, mais après tout, c’est pour cela qu’elle a des dents. Elle dépose son verre en cristal sur la table, correctement disposé au-dessus de son assiette, mais il lui manque encore plusieurs verres et encore un couteau et une fourchette, si elle veut respecter les convenances, si elle veut espérer rester polie. Car Anges est polie ! Elle expire lentement et observe la table, la nappe orange toute propre et les couverts savamment disposés. Elle est convenablement mise, elle peut y prendre place.

Anges tire sa chaise et s’assied, le dos bien droit, avant d’enfoncer sa fourchette dans la pièce de viande au centre de son assiette. Un petit os craque. Elle s’empare de son couteau, et se met à découper vigoureusement. Le sang coule dans son assiette, elle grimace, elle sait que ce n’est pas vraiment du sang, seulement de la myoglobine qui, exposée à l’air libre, prend la couleur rouge caractéristique du sang. Il n’empêche, cela ressemble trop à du sang pour son confort. Alors, elle appuie dessus avec le dos de sa fourchette, jusqu’à ce que le jus arrête de couler. Elle sourit et prend une bouchée. La chair bien cuite se défait dans sa bouche, fond sous la dent. Elle hume de contentement et continue son festin. Bientôt, elle arrive à un point où elle n’arrive plus à découper la viande : elle est trop près de l’os, ses couverts ne lui servent plus à grand-chose, elle ne peut plus récupérer la chair ainsi. Alors, elle prend les os entre ses doigts et se met à mordiller. Elle croque la petite articulation, récupère la moelle avec un peu de difficulté, puis continue à ronger l’os. Ses dents tombent brusquement sur quelque chose qui ne craque pas. Anges gémit et place la main devant la bouche, avant de recracher l’objet intrusif qui ne fait pas partie de son repas. On dirait bien qu’elle a trouvé la fève.

Elle sourit, admire l’alliance argentée qu’elle tient entre les doigts. L’anneau est taché par la graisse de cuisson, mais peu importe. Elle le glisse à son propre annulaire et reprend son repas, s’attaquant maintenant à l’index. Normalement, elle ne trouvera pas d’anneau sur ce doigt-là.

Cloé Bellamy

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © JillWellington

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