Contrefeu (Emmanuel Venet)
Aujourd’hui, nous vous proposons deux critiques, consacrées à Contrefeu (Emmanuel Venet).
Ces critiques ont été produites dans le cadre de l’Atelier d’écriture du Département de langue et littérature françaises modernes de l’UNIGE (Université de Genève). Elles sont signées Tina Haziri et Océane Suhajda.
Bonne lecture !
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Contrefeu : Ignifugé
Roman. L’incendie de la cathédrale Saint-Fruscain à Pontorgueil ne constitue pas seulement une perte matérielle dans le roman. C’est l’occasion pour l’auteur de nous plonger dans les flammes qui animent quelques Pontorgueillais. On rencontre, par exemple, un prêtre incapable de résister à l’une de ses ouailles, un épileptique ne se conformant pas à son anticonformisme, ou encore un psychiatre qui profite de la crédulité de sa cliente pour se rapprocher d’elle intimement. À travers vingt-cinq sections, l’auteur présente multiples existences en apparence disjointes et révèle progressivement leurs liens avec l’incendie. L’enquête officielle, elle, se satisfait rapidement d’un coupable « vraisemblable » : un immigré dénommé Blaise Muki.
On devine que l’auteur, psychiatre et écrivain, a voulu soumettre des comportements à une raillerie, comme en témoignent les portraits grotesques ou le recours à l’ironie. Or, ces accents satiriques s’éteignent sous la voix narrative dont l’expression évoque celle des articles de presses, en raison de la similitude régulière des structures de phrases, mais également de celle de leurs dispositions. Ainsi :
« Durant sa traversée du désert, entre 1983 et 1989, il [Daniel Boulon] fréquenta assidûment le Cercle Turgot. Tous les vendredi soir, il y expliquait, verre de bourbon et gros cigare en main, ce que les principes de l’extrême-centrisme devaient à la religion du bon sens, selon sa formule préférée » (p. 49)
Ou : « [l]’affaire avait été déplacée à Lyon, et le coup de tonnerre était arrivé début 2016 : Muki relaxé au bénéfice du doute. Un verdict propre à écœurer toute la vieille chrétienté autochtone » (p. 68)
Ou encore : « [e]n 2015, le nombre d’abonnés à L’Indiscret de Pontorgueil tomba sous la barre des cent personnes. Pour une publication qui avait jadis tiré à plus de mille exemplaires, cet étiage reflétait le non-remplacement des lecteurs décédés et la désaffection profonde des jeunes pour ce genre de presse, au profit des réseaux sociaux. » (p. 95).
Une certaine constance formelle et de style s’installent ainsi, et le manque de variation peut davantage susciter de l’ennui que des étincelles de rire ou de connivence. Pour ma part, la sensation du prêtre, autrement dit « [l]e premier incendie auquel [il] fut confronté [qui] s’alluma dans sa culotte le dimanche 26 juin 1988 » (p.7), ainsi que la cathédrale en flammes, sont les seules choses qui aient pris feu à la lecture de ce roman.
Tina Haziri
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Comique tragédie humaine
« Le premier incendie auquel fut confronté le père Philippe Ligné s’alluma dans sa culotte le dimanche 26 juin 1988, à l’occasion du batême de Grégoire Mourron » (p. 7) : une entrée en matière in medias res, qui annonce immédiatement le ton du livre que l’on vient d’ouvrir.
Contrefeu, roman de l’écrivain et psychiatre Emmanuel Venet, porte sur l’incendie d’une cathédrale fictive et suit, sur plus de trente ans, plusieurs personnages ayant eu de près ou de loin un contact avec le bâtiment. Entre autres, un évêque qui se livre à son « péché hebdomadaire » (p. 13) avec une pénitente dans un hôtel dijonnais pendant que sa cathédrale est réduite en cendres, un génie des affaires autoproclamé, dont l’entreprise fait pourtant rapidement faillite et un politicien d’extrême-centre.
La grande diversité de personnages permet à Venet d’aborder une encore plus grande diversité de thèmes : exploitation, prostitution, adultère, injustice, précarité ou suicide, rien n’échappe à l’auteur. Sans oublier le fil rouge du récit : l’incendie d’un bâtiment à l’importance patrimoniale et communautaire énorme. Mais ces thèmes ne parviennent pas à donner une atmosphère malsaine au roman, car même s’il y a eu tragédie(s), Contrefeu n’est pas un thriller à propos d’un crime pernicieux, mais une satire humoristique sur la nature humaine. Le discours indirect libre entrelace l’attitude taquine du narrateur avec la voix des personnages (souvent mégalomanes illusionnés) ainsi que leur jargon, pour créer une mosaïque de sarcasme. Mais plus que méchamment se moquer des personnages, l’auteur semble s’amuser d’eux, et nous divertit aussi au passage. Les décennies passent, mais il n’est jamais question des saisons, et la majorité des évènements se déroulent pendant les beaux jours, transformant les horreurs vécues et commises en accidents de parcours, faits sous un chaleureux soleil printanier.
Océane Suhajda
Référence :
Emmanuel Venet, Contrefeu, Lagrasse, Éditions Verdier, 2024, 128p.
Photos : © Magali Bossi (banner) et Verdier (couverture)