La poésie sauvera le monde , pas la technologie
Dans son dernier opus pluridisciplinaire, Narcisse nous propose une vision optimiste des drôles d’Humains que nous sommes. Un propos gentillet habillé d’hologrammes et d’effets spectaculaires à voir jusqu’au 5 novembre au Théâtre Alchimic.
Le spectacle débute par une habile scène d’exposition où le gourou du soir arrive en peignoir bourgeois pour nous avertir que quelqu’un a oublié son téléphone dans le foyer du théâtre. Autant dire que l’humain en question a perdu une bonne partie du sens de sa vie sans son rectangle magique, cet écran qui fascine Narcisse en imaginant tout ce que l’on peut faire avec… Et l’artiste de se dire qu’il ferait bien un spectacle sur le sujet… Mise en abyme réussie, le voilà qui revient dans une tenue… originale, à mi-chemin du conférencier et du maître d’école. La leçon peut commencer.
S’ensuit une série de démonstrations scéniques sur l’Histoire et les histoires des hommes, censées redonner espoir dans ces Humains capables du pire comme du meilleur. Passer de coupable à capable… Sous prétexte d’une vision positiviste qui nous sortirait d’un Zeitgeist anxiogène, le propos est le plus souvent basique, éculé voir infantilisant. Et si nous espérons dans un premier temps que le ton décolle dans un second degré humoristique, force est de constater que le discours reste didactique cousinant avec un néo-humanisme faussement irénique.
Pourquoi les humains écrivent-ils, composent-ils de la musique, vont sur la Lune ? Reposant sur un socle scientifique, philosophique et éthique solide, Humains se structure autour d’un texte déclamé par l’artiste, lui-même accompagné par un musicien live et une vingtaine d’artistes en hologrammes parfaitement raccordés à l’ensemble de la mise en scène : sept hommes, sept femmes, deux non binaires et une chorale mixte pour un message œcuménique d’ouverture au monde. En ce sens, c’est une performance professionnelle, artistique et technique remarquable.
Pourtant, les hologrammes sur scène renforcent une vision d’un monde qui fait froid dans le dos. Narcisse et son très bon acolyte semblent en effet tout à fait s’accommoder de ce présent à venir où la frontière entre virtuel et réel s’estompe dans un artifice de bonheur. Chanter avec des images d’humains est d’ailleurs un parti pris assumé. Depuis plusieurs années, les concerts en hologramme des stars défuntes se sont multipliés, telles que Elvis, Dalida, Michael ou encore Abba. Les amoureux de l’art lyrique ont également pu retrouver Maria Callas, qui, elle aussi, a eu droit à son Hologram Tour… Au-delà la veine rentable que certain·e·s n’ont pas de scrupule à exploiter, est-ce que cela fait vraiment envie ?
Las d’un progressisme de façade, le soussigné ne voit pas d’issue constructive dans cette frénésie technico-virtuelle. Et, derrière un pseudo message d’espoir, la fable futuro-optimiste de Narcisse laisse un arrière-goût désagréable. Est-ce que la modernisation du monde a nourri l’éducation à la paix ? Est-ce que la course à l’innovation est autre chose qu’un projet néo-libéral destiné à asservir le plus grand nombre au profit d’une oligarchie dominante ? Est-ce que les nouveaux moyens de communication rapprochent les gens et les aident à mieux se comprendre ? Que nenni. Et lorsque sa conscience vient enfin tempérer l’artiste en constatant l’inflation des conflits, les dérives et délires nationalistes ou autres conséquences anthropiques sur la planète, les raisons d’y croire s’amenuisent comme les perspectives de résolution pacifique entre Humains au Congo, en Syrie, à Haïti, au Yémen, en Ukraine, à Gaza…
Par extension, un mérite du spectacle est donc de donner à penser à ce qui pourrait nous faire croire à des lendemains meilleurs. Si ce n’est la technologie, alors quoi ? Vient de suite à l’esprit la poésie. Car il y en a heureusement beaucoup qui se dégage du plateau. Poésie de la musique, des chants, du slam, des paroles d’humanistes (Michel Serres, Hubert Reeves, Albert Jaccard, …) projetées en surimpression sur les ingénieux tulles transparents. Le salut est du côté des poète·sse·s, assurément. Comme le dit Jean-Pierre Siméon dans son manifeste (voir le titre de cette critique) : « Depuis les temps immémoriaux, dans toutes les civilisations, dans toutes les cultures, orales ou écrites, il y eut des poètes au sein de la cité. Ils ont toujours fait entendre le diapason de la conscience humaine rendue à sa liberté insolvable, à son audace, à son exigence la plus haute. Quand on n’entend plus ce diapason, c’est bien la cacophonie qui règne, intellectuelle, spirituelle et morale : le symptôme d’un abandon, d’une lâcheté et bientôt d’une défaite. » Nous y sommes. Et Jean-Pierre Siméon nous propose de revenir à la poésie pour retrouver une boussole qui permettrait de faire émerger le lotus de la boue (Gilbert Hauser) dans une insurrection de la conscience que chaque poème nourrit. S’il y a une issue pour sauver ce monde, elle est donc dans la poésie, pas dans la technologie.
À l’évidence, Narcisse est de la trempe de celles et ceux qui savent tisser les rêves dans l’entrelacement des mots. Il y a chez cet excellent slameur une qualité d’écriture qu’on retrouve dans le rythme de ses textes. Mais, parfois, la forme ne fait pas le fond et le poète s’égare sur les ailes des anges…
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Humains, de Narcisse et Jean-Pierre Daguerre, au Théâtre Alchimic du 29 octobre au 5 novembre.
Avec Narcisse, Gaëtan Lab ou Robin Pagès
Hologrammes : Camille et Julie Bertholet, Phanee de Pool, le duo Aliose, Pascal Rinaldi, Jocelyne, Rudasigwa, le chœur Saint-Michel, Vincent Zanetti, Marc-Olivier Savoy, Louise Knobil, Francesco Biamonte, Svenn Moretti-Golay, Silmo, Damien Durand, Swathi Sasikumar, Global Bob, Manon Leresche, Jade Albasini, Hélène Ramer et Marc Mydras.
Photos : © Anne-Elise Barré