Les réverbères : arts vivants

Au cœur des ténèbres

En ouverture de La Bâtie – Festival de Genève, le Théâtre du Loup accueille pour la première fois la Cie Empatheatre, venue d’Afrique du Sud. L’histoire vraie de Zenzile Maseko portée seule en scène par l’immense Mpume Mthombeni.

Tout commence lorsque Zenzile Maseko est déclarée morte par l’administration sud-africaine. Pourtant, elle se tient bien là, au guichet, devant l’employée aux ongles roses. Comment va-t-elle s’en sortir si elle ne touche plus sa pension ? La scène d’ouverture de Isidlamlilo (The Fire Eater) a tout d’une comédie légère sur un propos pourtant grave : on y retrouve une grand-mère au caractère bien trempé, qui rétorque bien souvent avec beaucoup d’ironie. Les éclats de rire sont nombreux. Pourtant, pour prouver qu’elle est bien vivante, Zenzile va devoir replonger dans un passé qu’elle avait enfoui, et nous plonger au cœur des ténèbres de son âme et de l’histoire de l’Afrique du Sud.

Au cœur des ténèbres

La première scène, disais-je, a de quoi surprendre : le propos est dur – on parle d’une personne qui apprend qu’elle est officiellement décédée depuis onze ans – et c’est pourtant l’humour qui l’emporte. Zenzile se moque ainsi des ongles roses de l’employée – « Pink fingers », c’est ainsi qu’elle la surnommera – et ironise sur sa propre mort… Mais tout cela va réveiller des souvenirs et c’est à Unkulunkulu, le dieu créateur des Zoulous, qu’elle s’adresse, lui qui a mis cette nouvelle épreuve sur sa route. À travers ce long plaidoyer, si on peut le nommer ainsi, c’est toute sa relation à la mort qu’elle évoque, en commençant par la manière dont elle y échappé à de nombreuses reprises : maison frappée par la foudre, AVC, passage à tabac et bien d’autres encore dont on vous épargne les détails ici. Il faut dire qu’elle le raconte tellement mieux…

Le rapport à la mort est donc omniprésent, puisqu’elle évoque aussi la disparition de ceux qui l’ont entourée, comme son mari, dans des circonstances violentes dont elle aura cherché à se venger. À travers la mort, Mpume Mthombeni, devenue véritablement Zenzile, nous fait entrer aussi dans la culture zouloue, que nous ne connaissons pas. Il y a certains termes d’abord, qui jaillissent au milieu de son discours tout en anglais – les surtitres sont à cet égard salvateurs – mais surtout des croyances fortes. On a bien sûr évoqué Unkulunkulu, mais le terme à retenir est avant tout Impundulu, l’oiseau-éclair. Pour faire court, cet oiseau est associé à la sorcellerie et à la mort, sa tête en forme de marteau est annonciatrice de malheurs, et c’est un présage qu’il ne faut surtout pas prendre à la légère. Alors, quand elle est accusée, dans son enfance, d’être l’incarnation d’Impundulu, Zenzile a de quoi le vivre comme un traumatisme. Cette relation avec Impundulu la poursuivra toute sa vie, si bien qu’elle fera de cette malédiction une force. Et il n’en faut pas moins pour affronter l’apartheid. Les années 80 sont particulièrement difficiles pour Zenzile, et c’est durant cette période que son rapport à la mort va prendre une nouvelle tournure. Quant à comprendre la signification du titre du spectacle, la meilleure solution est encore d’aller le voir, on ne voudrait pas gâcher la surprise…

Une intensité rare

On ne peut qu’être impressioné·e par la performance de Mpume Mthombeni, qui porte, pendant une heure et quarante minutes, ce seule-en-scène d’une puissance exceptionnelle. Elle y convoque plusieurs voix : Zenzile, bien sûr, mais aussi un pasteur, son époux décédé, le général d’une milice de la rébellion, sa grand-mère, sa petite-fille… et les incarne avec une telle force qu’on a l’impression de voir tous ces personnages.

Mais la performance ne s’arrête pas là : Mpume Mthombeni apporte une intensité rarement vue sur une scène de théâtre. Elle parvient à passer d’un humour cinglant, avec un côté très léger, à un récit d’une violence inouïe. Les moments où, se souvenant de ses heures les plus sombres, elle frappe l’armoire métallique avec son bâton, déchaînant toute sa rage, sont particulièrement marquants. Bien aidée par le jeu de lumière et de son, elle confère à son propos toute la verve qu’il mérite. On passe de moments très lumineux à la pénombre la plus sombre, au rythme du récit de Zenzile. Les lumières stroboscopiques figurent parfaitement l’orage qui s’abat sur la maison et dans le cœur de cette femme, alors que les passages soutenus par des airs de piano et de violon qui résonnent sur la scène apportent la dernière touche dramatique nécessaire à l’histoire.

Avec Mpume Mthombeni, on plonge donc dans les souvenirs de Zenzile Maseko, au cœur de la noirceur de l’âme humaine, dans les heures les plus sombres de l’Afrique du Sud. Le passé qu’elle voulait oublier ressort malgré elle, et il n’en fallait pas moins que cette grande, très grande actrice pour porter ce propos. Même lors des saluts, l’intensité est là, et il est difficile de retranscrire avec des mots ce qu’elle nous transmet et nous fait ressentir. Un spectacle tout simplement époustouflant.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Isidlamlilo (The Fire Eater), de Mpume Mthombeni et Neil Coppen, par la compagnie Empatheatre, du 1er au 3 septembre au Théâtre du Loup, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

Mise en scène : Neil Coppen

Avec Mpume Mthombeni

https://www.batie.ch/fr/programme/coppen-neil-mthombeni-mpume

https://theatreduloup.ch/spectacle/isidlamlilo/

Photos : © Val Adamson

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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