Les réverbères : arts vivants

Au Crève-Cœur : dans la forêt des Minuscules…

Jusqu’au 6 juin, les planches du Crève-Cœur, à Cologny, prennent des allures de salon de couture… sur fond de conte pour enfants ! Au programme ? Une adaptation malicieuse et enjouée d’une œuvre de Roald Dahl, Les Minuscules, avec la pétillante Paola Pagani.

Dans l’atelier de couture de Paola (Paola Pagani), il y a… une machine à coudre (bien entendu !), un fer à repasser qui fume comme un gros dragon, une plante verte devenant un arbre, des tissus bariolés achetés à Milan, des aiguilles, un mannequin et des patrons pour couper bien droit… quel fouillis !

Et bien sûr, il y a Paola elle-même – avec sa jupe turquoise, son nécessaire de couturière et son immense sourire. Sitôt arrivée sur scène, la voilà qui s’adresse à son mètre-ruban, en italien et avec autorité, s’il vous plaît ! Il n’en faut pas plus pour conquérir le très jeune public du Crève-Cœur, qui profite d’une après-midi pluvieuse afin de plonger dans l’imaginaire. Même les parents, d’ordinaire si sérieux, rient de toutes leurs dents. C’est qu’elle a de l’humour, Paola – beaucoup d’humour ! Elle fait l’appel pour vérifier que tout le monde a bien trouvé la salle de théâtre, jette en l’air les tissus qui ne lui plaisent pas, parle à sa machine à coudre… et elle a faim, tout le temps faim, ce qui donne lieu à des moments cocasses : les sandwichs se glissent entre deux chutes d’étoffes, les œufs apparaissent dans les lampes de bureau… miam-miam ! Entre deux phrases, elle croque à belles dents dedans.

Qui a peur du grand méchant monstre ?

Mais Paola, tout à son appétit et ses travaux de couture, n’en oublie pas le plus important : l’histoire qu’il s’agit de nous conter ! Cette histoire, c’est celle de Petit Louis, un garçonnet à l’imagination galopante, très galopante… trop galopante pour sa maman qui, depuis la cuisine, vérifie sans cesse les occupations de sa remuante progéniture. « Qu’est-ce que tu fabriques, Petit Louis ? » Et notre héros de répondre, la bouche en cœur : « Je suis sage, maman. » Sage – ou pas.

Dans la tête de Petit Louis, une petite voix fredonne : ce serait agréable, non ? Bien agréable de sauter par la fenêtre, de pousser la porte du jardin… et de filer, droit vers la grande forêt ! La grande forêt… celle que sa maman lui a expressément défendu de parcourir seul, au risque de se retrouver nez à museau avec des créatures horribles ! Évidemment, Petit Louis n’en fait qu’à sa tête… car tout le monde le sait : les monstres, ça n’existe pas ! Et, comme Pierre dans un autre conte pour enfants[1], il passe outre l’interdiction. Le voici au milieu des arbres : quel bonheur ! Hélas, passé le premier enthousiasme, Petit Louis se retrouve pris en chasse par une créature soufflante et fumante… l’affreux Goinfrognard, cracheur de fumée rouge, une bête terrifiante qui adore manger la chair humaine ! Ni une, ni deux, il grimpe dans un arbre pour lui échapper. C’est là qu’il rencontre les Minuscules, un peuple de toutes petites personnes. Eux aussi craignent le monstre – mais leur rencontre avec Petit Louis pourrait bien inverser la donne.

Coudre l’histoire au fil des mots

L’histoire de Roald Dalh a été publiée pour la première fois en 1991, dans sa langue originale (l’anglais) et sous le titre : The Minpins. La version française, traduite par Marie Saint-Dizier, conserve tout le piquant du texte, notamment les jeux-de-mots dont l’auteur de Charlie et la Chocolaterie et du Bon Gros Géants était friand. Pour rendre justice au texte, la metteuse en scène Iria Diaz ne choisit pas seulement de présenter le conte original : elle le transpose dans l’atelier de couture de Paola Pagani. Cette dernière, entre deux coups de ciseaux, nous embarque dans l’imaginaire de Roald Dahl. Elle opère dès lors sur plusieurs tableaux : elle joue d’abord son propre rôle, c’est-à-dire celui de Paola, la couturière qui prend les mesures des enfants du public pour leur confectionner des vêtements… mais elle incarne également la narratrice des aventures de Petit Louis et des Minuscules… tout autant qu’elle prend la place de ces mêmes personnages auxquels elle prête sa voix et emprunte les attitudes (ainsi Petit Louis qui, avant de parler, se recoiffe toujours frénétiquement). Cet empilement de niveaux narratifs (atelier de couture – narration du conte – incarnation des personnages) crée un va-et-vient dynamique dans lequel on se laisse facilement embarquer. Peu à peu, en suivant Paola et Petit Louis, on entre dans l’histoire… jusqu’à se demander si la fiction ne contamine pas la réalité : le fer à repasser de Paola ne serait-il pas, en réalité, le vrai Engoulessang Casse-Moloch Écrase-Roc ?… et la plante verte, l’arbre dans lequel Petit Louis rencontre les Minuscules ? Les objets de l’atelier de couture s’animent, suivant le patron du conte de Roald Dahl pour figurer le souffle du monstre, les battements d’ailes du cygne (un allié précieux pour Petit Louis), ou encore les chaussures-ventouses des Minuscules…

Paola réinvente ainsi l’art de conter, en lui donnant une dimension plus théâtrale… ce qui, pour autant, ne crée pas de quatrième mur entre elle et le public ! Bien au contraire : les allers-retours fréquents entre l’atelier de couture et l’espace narratif de l’histoire permettent à Paola de faire participer les enfants (et même les adultes, j’en ai fait les frais !), en interagissant avec eux sur le ton de l’humour ou du suspens. Spectacle hybride porté par une voix unique, Les Minuscules mis en scène par Iria Dia séduit par son humour, ses rebondissements et son inventivité, mis au service d’un conte de formation basée sur l’entraide et la transgression des règles.

La prochaine fois que vous vous trouvez dans une forêt (ou un atelier de couture), ouvrez l’œil : on ne sait jamais !

Magali Bossi

Infos pratiques :

Les Minuscules, de Roald Dahl, les 2, 5 et 6 juin 2021 au Théâtre du Crève-Cœur.

Mise en scène : Iria Diaz

Avec Paola Pagani

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/les-minuscules/

Photo : © Free-Photos

[1] Voir Pierre et le Loup, de Sergueï Prokofiev.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *