Les réverbères : arts vivants

Au royaume des fous, l’absurde est roi

Comédie de l’absurde, tirée de la série L’Hôpital et ses fantômes de Lars Von Trier, Le Royaume remet en question les codes des séries médicales avec un humour absurde détonnant et, en profite pour jeter quelques piques aux codes du théâtre. C’est à la Comédie de Genève, jusqu’au 6 février.

Dans le plus grand hôpital du Danemark, surnommé Le Royaume, se mêlent mêle psychiatrie et surnaturel : un médecin-chef suédois et incompétent, qui a de surcroît usurpé sa réputation, un directeur totalement dépassé, un interne ambitieux qui deviendra fou par amour, une malade qui ne l’est pas vraiment mais qui organise des séances de spiritisme avec d’autres patientes, des petites histoires au sein du personnel, qui arrivent tour à tour. Toute cette joyeuse troupe est encadrée par « La Loge », une secte réunissant plusieurs médecins du Royaume, et qui cherche à préserver la réputation de certains, par des moyens pas toujours légaux et avec des relations plutôt étranges – d’ordre sexuel notamment – entre ses membres.

 C’est le mélange détonnant que propose le metteur en scène Oscar Gómez Mata. Alors que chacun pense d’abord à ses ambitions personnelles – qu’il s’agisse de finir sa thèse, de prouver sa théorie ou de sauver sa réputation – un objectif réunit tous les acteurs de cet hôpital : la recherche de la vérité sur deux petites filles. L’une est morte il y a un siècle dans des circonstances obscures, l’autre est dans le coma suite à une supposée erreur médicale, pas encore prouvée jusqu’ici. Autour de cela gravitent des histoires plus loufoques les unes que les autres, entre amourettes au sein du personnel et apparitions surnaturelles, qui font perdre au spectateur le fil de l’enquête…

Une reprise des codes par l’absurde

La série de Lars Von Trier, sortie à la même époque que la célèbre Urgences, reprend les codes de la série médicale en s’en moquant. Cette dualité se retrouve dans la pièce. Alors qu’on peut s’attendre à un spectacle dramatique, avec les histoires glauques et les mystères qui entourent cet hôpital, c’est tout le contraire qui se produit. On pourrait ainsi croire d’abord à un conte d’horreur. Un jeune médecin est prêt à se couper la tête pour prouver son amour à une infirmière, une autre interne, enceinte, voit son ventre grossir beaucoup trop vite et le médecin-chef, pourtant autoritaire, est totalement soumis à sa maîtresse, qui n’est autre que l’une de ses assistantes. Rien ne va plus dans cet hôpital, et l’absurde des situations le souligne bien !

Le tour de force d’Oscar Gómez Mata, dans cette adaptation, réside dans la reprise de cet absurde pour remettre en question les codes d’une autre institution : le théâtre. Ainsi a-t-on parfois l’impression d’assister à des répétitions, voire à un match d’improvisation : les comédiens ne s’écoutent pas, s’interrompent, s’adressent au public en plein milieu de la réplique d’un autre… Les apartés n’ont plus rien à voir avec le contenu du spectacle. Ainsi, le médecin-chef suédois – qui parle d’ailleurs avec un accent bernois – prend la température du public, qu’il qualifie de « gauchiste féministe » et n’hésite pas à le prendre à parti. Devenant totalement ingérable, les autres comédiens tentent de le ramener à son rôle, en lui indiquant notamment de récupérer sa perruque. Et ce n’est pas tout ! Dans certaines scènes qui pourraient être dramatiques, le ton est tellement monocorde qu’on n’y croit plus, rappelant le jeu stéréotypé de certaines troupes amatrices. Ces éléments donnent à penser qu’Oscar Gómez Mata s’attaque au théâtre contemporain, à la bienséance des spectateurs qui, comme des patients, aimeraient que tout se passe vite sans devoir trop en faire. Il n’en est rien : on les prend à parti, on leur demande leur avis, on les déstabilise.  Les performances contemporaines sont elles aussi moquées, dans une scène où la musique est jouée de manière beaucoup trop forte, si bien qu’on n’entend plus les répliques, et que ces dernières doivent être affichées sur l’écran en fond de scène. On pourrait multiplier les exemples, tant tous les codes sont redessinés, revus et moqués, pour un résultat qui provoque de nombreux rires francs au sein du public.

Car c’est ce qu’on retient en premier lieu du Royaume : loin du côté dramatique auquel le sujet traité pourrait prétendre, c’est avant tout un spectacle drôle. Les acteurs semblent aliénés par les personnages qu’ils interprètent, si bien qu’on ne sait plus qui des patients, des médecins, du personnel ou des comédiens sont les plus fous ! Le spectateur remet ainsi en question sa propre folie, celle qui est latente ou affirmée en chacun de nous, le monde dans lequel nous vivons, par le prisme du rire.

À trop en faire, l’absurde perd son sens

On pourra toutefois reprocher à ce spectacle un trop-plein par moments : trop d’absurdité, trop de contenu, trop de référents, pour un résultat peut-être un peu trop long qui perd le spectateur. Les idées sont bonnes, l’humour est omniprésent, mais on perd parfois la trame. Si l’on comprend la volonté de déstabiliser le spectateur, cela va parfois trop loin. À trop aller dans l’absurde, les rares moments dramatiques, pourtant bien présents, ne sont plus vraiment convaincants. S’il s’agissait sans doute d’une volonté du metteur en scène de renverser complètement les codes, cela aurait été encore plus percutant avec une vraie part sombre. Le côté glauque, qui correspond bien à l’univers de Lars Von Trier et reprend ainsi parfaitement le projet de la série, va peut-être un peu loin dans la scène finale, dont je laisserai le spectateur seul juge. Enfin, les référents se multiplient, entre les histoires annexes – qui ont certes toutes un lien avec la trame principale –, ou encore le rapport conflictuel entre Suédois et Danois (ces « putains de Danois » dont se plaint régulièrement le médecin-chef) qui semble évoquer celui entre romands et suisses-allemands. On a malheureusement tendance à se perdre parfois dans ce trop-plein. Mais n’était-ce pas là aussi le but de cette adaptation ?

Au final, Le Royaume, bien que déstabilisant et souvent empli d’un trop-plein d’éléments, est un spectacle difficile à zapper. Il y a toujours quelque chose à voir, porté par d’excellents comédiens, même ceux qui jouent volontairement mal, le tout soutenu par une scénographie dynamique qui évoque bien la folie dans laquelle le spectacle nous emmène. Malgré quelques réserves, c’est un spectacle qui fait rire et qui fait réfléchir à de nombreux aspects, sur le théâtre, sur le monde qui nous entoure et tous les codes dans lesquels nous nous enfermons… et l’essentiel est peut-être là.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le Royaume, d’Oscar Gómez Mata, d’après Riget / L’hôpital des fantômes de Lars von Trier et Niels Vørsel, du 22 janvier 6 février 2019 à la Comédie de Genève

Mise en scène : Oscar Gómez Mata

Avec Pierre Banderet, Valeria Bertolotto, Alma Boccadoro, Clélia Brander, Claire Deutsch, Vincent Fontannaz, Christian Geffroy Schlittler, David Gobet, Camille Mermet, Aurélien Patouillard, Bastien Semenzato

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/le-royaume

Photos : © Mathilda Olmi / © Noa Vuagniaux

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *