Les réverbères : arts vivants

Ici surgit

5 danseurs/euses pour évoquer la matière vive en déplacement, cette puissance sombre et informe des émotions, des élans que  Πόλις (Pólis) rend perceptible. A voir à l’ADC du 22 au 25 janvier.

Le détachement

Il en va de nos concepts, comme d’une ancre ballotée au fin fond de l’océan – attachée, souvent rouillée et dissimulée -, c’est à eux que l’on doit ce sentiment fort d’être enraciné, prêt à comprendre et à percevoir le monde. Ils transforment un terroir en mots significatifs. Ils sont les bras droits de notre raisonnement, un compagnon fiable pour ne pas vivre dans le flottement. Et ce n’est pas par hasard s’il faut se le remémorer en sortant de la chorégraphie, toute de noir vêtue, d’Emmanuel Eggermont. Il fait noir et sur ce fond d’ébène se détache une première danseuse, Jihyé Jung, semblant se frayer un chemin – bien que toute la scène lui appartienne – qu’elle dessine en explorant sa kinésphère[1]. De ces mouvements se dégage une musicalité, plus vive, par à-coups. C’est ainsi que notre fleuve mental se tarit. Plus besoin de s’arrimer. Pourquoi ne pas se laisser porter par cette danseuse au mouvement incarné ? La phase de détachement s’impose, afin de ne plus interpréter toute cette nuit qui occupe la scène. Oui, le noir, sa tristesse, son arrière-fond de peur, dans lequel s’inscrivent en creux et par strates, le deuil, la fin, un chic froid ou la grande solitude. Résister à l’élan sombre qui aimerait recouvrir ces danses d’une interprétation négative. Manière de dire qu’il est vain de tout vouloir saisir du premier coup d’œil, et que peut-être, le monochrome vous touchera.

 Le bateau ivre

Les danseurs font irruption sur le grand carré de la scène, dans une lumière tamisée. Elle dévoile leurs différentes nuances de noir, habitées de strass, de coton ou de velours, et met à jour la manipulation d’objets avec laquelle les danseurs accompagnent leurs mouvements. Une feuille, un imperméable … Les danseurs s’avancent à tour de rôle et amènent chacun leur propre vécu. Aucun regard n’est échangé entre eux, certes, mais ils se croisent et s’épanouissent dans leur danse côte à côte. L’ombre portée d’un projecteur en fond de scène donne l’impression d’être leur terreau, le nid d’où ils surgissent. Une musique sert de liant aux interprétations des danseurs. Chacun vit cet espace à sa manière, on devine d’ailleurs un fin travail d’improvisation avec les objets ou … des objets avec les danseurs en aval de la chorégraphie. Et comme pour nous embarquer dans la cavalcade, la chorégraphie s’est construite autour de mouvements d’inclusion et d’instants d’illumination (mais l’on reste dans l’obscurité !). À ces moments de polarisation, durant lesquels les danseurs se concentrent au milieu du plateau et avancent ensemble, se succèdent des moments de solitude. Là, voici Emmanuel Eggemont, doté d’un cercle aux allures de Saturne, qui interprète les basses comme des mélodies de salsa. Puis vient Mackenzy Bergile, aux nerfs de hip hop qui, par son énergie tumultueuse, rend tout simplement vivant celui qui le regarde. Les danseurs/euses pourraient évoluer sur les vers de Rimbaud, évoquant la création certainement fictive : « J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur »

Que font-ils là, tous ? Ils construisent. Ils bâtissent dans l’ombre ce qui n’est pas encore là, ce qui va advenir. Πόλις, la cité et tout à la fois l’ensemble des individus qui y vivent, va bientôt surgir.

Le passage vers l’autre

Les voilà qui se dissimulent à plusieurs reprises derrière des pans de plastique transparent. Peut-on y voir la trace d’un filtre nécessaire pour ne pas déborder, et puis aller vers l’autre, le rencontrer ? Tout à coup, ils se perçoivent, se regardent, s’ajustent. On ressent une union, soutenue par la musique dont la présence se renforce. Le tempo de la vie qui bat, résonne désormais. De grosses vibrations nous parviennent. On sent qu’on atteint un tournant. Et parce qu’il s’agit de faire un détour par le passé en évoquant les mouvements des cités ou contenus dans les cités, on dénote alors ces petits tunnels arqués par des feuilles de carton noirs. Ils sont peut-être l’incarnation d’une métaphore, un outil de transfert de mots vers une idée.  La métaphore, du grec μεταφορά qui circule dans Πόλις, est aussi un moyen de transport et n’est pas réservée qu’aux amoureux du conceptuel.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques:

Πόλις (Pólis) de Emmanuel Eggermont à l’ADC Association pour la danse contemporaine Genève du 22 au 25 janvier.

 Mise en scène, conception : Emmanuel Eggermont

 Interprétation : Laura Dufour, Emmanuel Eggermont, Jihyé Jung, Sonia Garcia et Mackenzy Bergile

Photos : © Jihyé Jung

[1] La kinésphère, un concept de Rudolf Laban, désigne la bulle qui entoure le danseur. Elle se limite à l’espace personnel, déterminé par l’extension des jambes et des bras, sans changement de la base d’appui.

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

Une réflexion sur “Ici surgit

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