Au TMG, on est tout feu tout flamme !
Du 10 au 26 janvier, on s’assoit autour du feu au TMG. Écrit par Romane Nicolas et mis en scène par Isabelle Matter, Le Truc sur le Feu est une plongée aussi hilarante que poétique dans la Préhistoire. Comment avons-nous apprivoisé le feu ? Que nous a-t-il apporté ? Une paléofiction qui fait feu de tout bois !
« Nous sommes sur le seuil », déclare une voix. Car le seuil, c’est précisément là que se tiennent Delphine Barut, Joël Hefti et Hélène Hudovernik. Seuil de la scène, seuil de l’histoire… seuil de la grotte ? Un peu des trois, sans doute. « Fermez les yeux », ajoutent-iels encore, « et imaginez la personne assise à votre droite. Sentez sa présence. » Quelques notes de flûte… Comme l’annoncent les marionnettistes, nous venons de signer un pacte de crédulité qui va nous faire remonter le temps : nous voici dans les Pyrénées, il y a 300’000 ans.
Le barrissement assourdissant d’un mammouth nous fait rouvrir les yeux.
Paléo-expérimentation
Au campement de la Grotte aux Bestiaux, tout va mal. Les chasseur·euse·s ont beau courser le mammouth… rien n’y fait ! Malgré un affrontement épicomique (entre Homère et Silex and the City, la bande-dessinée créée par Jul), les voici « brequouilles » (bredouilles et branquignoles, comme diraient les Inconnus dans un de leurs sketchs), malgré tous leurs efforts. Le seul qui rigole, c’est le mammouth, qui observe ses adversaires s’en retourner. Sur le chemin du camp, redoutant les moqueries à venir, iels vont faire une drôle de découverte : un truc qui brille… un truc qui chauffe… mais oui…
C’est bien du FEU !
La primo-découverte passée, on commence à expérimenter. Le feu, ça mange le bois. Ça mange pas les pierres. Ça disparaît quand on le met dans l’eau. Et si on le touche, ça fait quoi ?… De fil en aiguille, nos protagonistes vont alors cartographier les propriétés de cet élément changeant, indomptable, fascinant – et, dans la foulée, commettre aussi les deux premiers crimes de l’histoire : un homicide par négligence (sur la personne de Pierre Tête-à-Feuilles) et un incendie involontaire (celui du village des Têtes-à-Feuilles, justement).
Comme quoi l’expérimentation scientifique, ça peut faire mal.
Démos, des maux – des mots
Il en faudra plus pour arrêter les chasseur·euse·s de la Grotte aux Bestiaux. Première étape : fabriquer du feu, afin de ne plus simplement se contenter de le trouver par hasard. Les démonstrations s’enchaînent afin de trouver la meilleure technique (celle qui consiste à frapper deux pierres l’une contre l’autre, au-dessus de brindilles bien sèches – pas gagné, de prime abord !). Mais le jeu en vaut la chandelle. Le feu, après tout, apporte de nombreux avantages – à commencer par la cuisson de la viande. Délivré·e·s du joug d’une mastication sans fin (obligatoire quand la viande est crue), nos protagonistes ont désormais beaucoup plus de temps pour… pour quoi, au juste ?… s’ennuyer ?… rêver ?… inventer ?… Un peu de tout ça.
Entre conte et dystopie, les voici qui imaginent le futur – proche… ou plus lointain. Quelles nouvelles technologies le feu permettra-t-il d’inventer ? Quelles nouvelles organisations sociales ? Quelles nouvelles gestions de l’environnement ? Ce qui se dessine, derrière la conquête du feu, c’est un bouleversement des paradigmes – la fin d’une vie collective, communautaire, pour aller vers un système prônant la propriété individuelle, l’accumulation de richesse… le capitalisme. Autant de maux à venir, qu’on pressent déjà comme problématiques, et qui ouvrent sur des territoires inconnus.
L’autrice, Romane Nicolas n’y va pas avec le dos de la cuillère, pointant avec un humour potache et décalé les travers que les découvertes technologiques (ici, le feu) peuvent cacher. Il ne s’agit pas de viser l’exactitude scientifique – mais de susciter, par ricochets, une réflexion sur nos propres pratiques. Jouant avec les genres fictionnels (expérimentation scientifique, enquête policière, conteries fabuleuses au coin du feu), Le Truc sur le Feu s’amuse aussi avec la langue. Pour mieux nous plonger dans un passé lointain, Romane Nicolas tord les mots sans tordre le sens, ce qui assure de beaux éclats de rire ! Tuer devient ainsi truer ; les roues sont des roules ; on taille le feu comme on taille une pierre (c’est-à-dire qu’on le fabrique). À ces trouvailles se mêlent un souci contemporain de la langue (l’intrigue entière se passe en langage inclusif), ce qui occasionne des images aussi poétiques qu’évocatrices – comme lorsqu’on reproche à une jeune chasseuse de trop scroller le ciel étoilé.
Sortir de la Caverne : vers les autres vivants
Pourtant, tout en prenant comme point de départ une découverte technologique cruciale dans l’histoire de l’humanité, Le Truc sur le Feu propose également une réflexion sur d’autres possibles. Le chemin tracé par la conquête du feu, ce chemin menant de la collectivité à l’individualité, de l’animalité à la civilisation, de la nature à la culture – ce chemin n’est pas le seul viable. Or, à l’heure où notre espèce vit des bouleversements sans précédents (de la crise climatique à la menace nucléaire, de l’épuisement des ressources à l’explosion démographique – pour n’en citer que quelques-uns), une telle réflexion s’avère plus que jamais salutaire.
Dans les pas (entre autres) du philosophe français Baptiste Morizot, qui diagnostique une « crise de la sensibilité » dans nos sociétés contemporaines occidentales et pointe l’urgence pour notre espèce de conclure un nouveau pacte avec le monde vivant[1], Le Truc sur le Feu construit une histoire qui entrelace destinées humaines et non-humaines. Chasseur·euse·s, mammouths, cerfs s’y croisent, tandis qu’au sol rampe, discrète mais essentielle (on ne l’apprendra qu’à la fin, ne comptez pas sur moi pour vendre la mèche !) une discrète limace. Imaginée par Fredy Porras, la scénographie construit l’espace comme une caverne : tournant sur lui-même, le support de jeu figure tantôt l’entrée de la Grotte aux Bestiaux, tantôt l’orée de la forêt des Têtes-à-Feuilles, ou le sommet d’une falaise au pied de laquelle attendent des prédateurs affamés… Si le choix de la grotte paraît, de prime abord, assez logique pour une paléofiction, on peut aussi y voir une allusion à la Caverne de Platon – un moyen, peut-être, de dessiller nos yeux obnubilés par les ombres de la technologie, afin de nous tourner vers le vrai monde – celui que nous cohabitons avec d’autres ?
L’attention au vivant se trouve également redoublé par le foisonnement des techniques marionnettiques. Delphine Barut, Joël Hefti et Hélène Hudovernik virevoltent d’un genre à l’autre, passant du masque (pour le mammouth) aux marionnettes kokoschka (qui combinent petits corps marionnettiques et tête des manipulateur·ice·s), des marionnettes-mains (les mains deviennent les personnages) au théâtre d’ombres (une merveille de poésie !). Plus que jamais, les marionnettes construites par Carole Allemand et Einat Landais apparaissent alors comme d’autres vivant·e·s – avec lesquel·le·s on a envie d’échanger et de co-construire un autre avenir.
Voilà, peut-être, la véritable découverte de l’humanité : l’art, plus que le feu, peut changer le monde.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Le Truc sur le Feu, de Romane Nicolas, au Théâtre des Marionnettes de Genève, du 10 au 26 janvier 2025.
Mise en scène : Isabelle Matter (assistée de Carole Schafroth)
Avec Delphine Barut, Joël Hefti et Hélène Hudovernik
https://www.marionnettes.ch/spectacle/le-truc-sur-le-feu
Photos : ©Carole Parodi
[1] Voir notamment Manières d’être vivant : enquête sur la vie à travers nous (2020). Sur ces questions, voir plus globalement la fascinante collection « Mondes Sauvages », chez Actes Sud, qui au fil de ses numéros mêle éthologie, philosophie, zoologie, biologie et expérimentation poétique.