Les petits devant, les grands derrière
Un Peter Pan qui sort tout droit du livre de James Matthew Barrie – Wendy et Peter Pan – Théâtre de Carouge, jusqu’au 26 janvier 2025.
La question majeure qui se pose dans cette mise en scène est : qu’est-ce que l’on reconnaît ou ignore de cette histoire ? Subsidiairement : qu’est-ce que le récit gagne ou perd dans un spectacle où Peter Pan n’est plus en tête du titre ? Il en sera de toute évidence tout autrement. Il ne restera pas grand-chose du tic-tac du crocodile, de la fée Clochette et de la bonhommie de Monsieur Mouche. Impossible ne pas faire référence à celui qui a estampillé nos mémoires.
L’essentiel de la démarche de Christophe Hembert dans cette aventure est de reprendre le livre de Barrie et de mettre à nu le récit de celui qui ne voulait pas grandir, et par voie de conséquence, de démaquiller et déshabiller le récit de Disney.
Débutant par une photo de famille, force est de constater que l’Angleterre bourgeoise de ce début de XIXe siècle n’a pas placé les enfants là où iels se trouvent de nos jours. Iels font partie de la famille, mais sur les bords. Sous un tic-tac d’horloge, le père fait les comptes tandis que la mère attend la décision : auront-iels assez d’argent pour garder Wendy ? Pour le frère, la question ne se pose pas. C’est froid, c’est cruel, c’est misogyne, la façade du récit s’impose. Le décor est austère, vert et froid. Ici, le temps passe sans élégance. Pas de geste tendre, pas de caresse, seule la chienne Nana n’est qu’une petite flamme d’amour. Et c’est depuis ce monde sans joliesse que les enfants ne veulent pas grandir. Une très jolie première partie qui place les personnages au premier degré.
C’est alors que le décor explose comme une toile de Dali. Et il le fera d’un bout à l’autre. L’essentiel réside dans leur composition, leur assemblage plus que les éléments eux-mêmes qui font que NeverLand se découvre lors de toutes les aventures. Jean-Christophe Hembert ne trahit pas la signification première de ce monde, celui du noir de la déprime. Il l’expose, la désigne avec la fantastique mobilité de l’ensemble des décors, qui est une part de sa signature.
Puis, la mémoire reprend pied. Peter Pan vole, Wendy devient maman pour des enfants perdus, il y a des Indiens ; Lili La Tigresse et le terrible Capitaine Crochet sont fort heureusement de retour. Mais, que font alors ces enfants dans les bas-fonds de Neverland avec un marin effrayant et veule, dans ce monde où une fée crache et jure, où l’on tue, où l’on meurt, où l’on ampute, où la noirceur du récit apparaît plus noire encore quand elle s’inscrit dans un cercle de lumière ? Ceux qui ne veulent pas grandir jouent, ils imaginent, c’est un âge sans pitié, on est au premier degré de la cruauté des mômes, de celle qui arrache les ailes aux mouches.
Les scènes centrales du récit sont accompagnées d’une mise en scène foisonnante. Pour la troupe, ce doit être un véritable bonheur que d’interpréter leurs personnages avec tant de générosité, d’homogénéité dans leurs talents, sans se soucier de la réalité, puisque l’auteur et le metteur en scène en ont gommé toute trace. Dès lors, la salle est obligée de se laisser aller, d’abandonner sa matière grise au vestiaire… d’accepter de perdre un peu pied. C’est brouillon ?… non. C’est un récit de mômes… Iels s’amusent… Iels inventent… C’est brut de décoffrage… Il n’y a pas de règle ou si peu… C’est un imaginaire aussi sérieux que celui d’Hugo ou de Dumas. Dès lors, on rit, on s’amuse avec une liberté d’enfant.
Alors, après avoir eu tant de scènes denses, d’effets, de drôleries en nombre, d’images à foisons, après un magnifique final, après avoir goûté à ce spectacle plein d’imagination et d’originalité, qu’est-ce que ce récit gagne ? Jean-Christophe Hembert révèle le monde des enfants vu par eux et non de l’enfance vue par des adultes au travers du prisme de leurs souvenirs reconstitués. On y gagne en réalité.
Et si certains et certaines, plus tard, faute de n’avoir pas pu s’empêcher de grandir, ne voudront pas vieillir, qu’iels ouvrent la fenêtre… qui sait. Dans ce spectacle qui est une surprise, on gagne en imaginaire.
Jacques Sallin
Infos pratiques :
Wendy et Peter Pan, d’après James Matthew Barrie, adapté par Jean-Christophe Hembert et Loïc Varraut, Théâtre Carouge du 10 au 26 janvier 2025.
Mise en scène : Jean-Christophe Hembert
Avec Bruno Bayeux, Stéphane Bernard, Jacques Chambon, Karl Eberhard, Judith Henry, Agnès Ramy, Loïc Varraut
Photos : © Marie Marcon