Le banc : cinéma

« Aujourd’hui, maman est morte »

C’est sans doute l’un des incipits les plus célèbres de la littérature française. François Ozon adapte, en noir et blanc, le premier grand succès d’Albert Camus, L’Étranger. Un film plutôt fidèle, avec un Benjamin Voisin agaçant, comme il se doit, dans son apparente absence de sentiments. 

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » Tout commence donc par la mort de la mère. Enfin presque, car François Ozon choisit d’abord de diffuser des images d’archives d’Alger dans les années 30, où se situe l’action, accompagnées de la voix-off nasillarde typique de la télévision de l’époque. Après ce premier choix surprenant, l’action se déroule comme attendu : on découvre le télégramme, rédigé au mot près, puis Meursault (Benjamin Voisin) se rend à l’asile, où il assiste à l’enterrement avec un détachement qui a tendance à décontenancer, voire agacer, comme le veut le texte de Camus. La suite, on la connaît : sa rencontre avec Marie (Rebecca Marder) aux bains, le film de Fernandel, la nuit passée avec elle… Puis la rencontre avec Raymond Sintès (Pierre Lottin), les violences de ce dernier envers sa maîtresse, la journée à la plage, où le couple et leur nouvel ami sont suivis par deux Arabes. Meursault, accablé par la chaleur et ébloui par le reflet sur la lame du couteau, en abat un d’une balle dans le ventre, avant de tirer quatre autres balles, sans raison apparente. S’ensuivent l’arrestation et le procès, lors duquel Meursault agit une nouvelle fois avec un détachement surprenant. Son arrivée en prison constitue d’ailleurs l’une des toutes premières scènes du film, lorsqu’il énonce sobrement, à son arrivée en prison, la raison pour laquelle il est là : « J’ai tué un Arabe. » 

« Devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateur le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » 

On a pu le voir dans ses précédents films, François Ozon est un réalisateur engagé, qui aime s’emparer de thématiques actuelles fortes : abus sexuels perpétrés par l’Église dans Grâce à Dieu, #metoo avant l’heure dans Mon crime, ou encore rapport à la morale et à la vérité dans Quand vient l’automne. Dans L’Étranger semble se dégager quelque chose de désabusé, avec une autre manière de dire le monde, comme Camus. Premier tome du « cycle de l’absurde », le roman illustre comment la vie d’un homme tourne autour d’actes répétitifs, sans véritable sens. Meursault en est la preuve vivante, notamment durant son procès, où il a le sentiment d’être davantage accusé pour son absence d’émotions lors de l’enterrement de sa mère que pour le meurtre qu’il a commis. Si on extrapole à ce qu’on vit aujourd’hui, serait-il une représentation du monde dans lequel on évolue, avec une forme de désillusion face à tout ce qui arrive ? 

Pourtant, Meursault n’est pas vraiment désabusé, dans le sens où il n’a pas abandonné. On pourrait plutôt le décrire comme fataliste, ayant accepté son inutilité, comme celle de chaque être dans le monde. Pour l’illustrer, le choix du noir et blanc prend tout son sens. Il ancre d’abord l’histoire dans l’époque, mais l’image est nette, sans le grain habituel des films des années 30. Ce qui nous fait dire que la symbolique derrière ce choix est plus importante qu’il n’y paraît : c’est comme si on voyait le monde à travers les yeux de Meursault, fade et sans couleurs. Une manière de faire allusion au fait que, dans le roman, le protagoniste est aussi le narrateur. La focale est ici modifiée, mais rappelée de cette manière. On ajoutera également que, s’il ne s’agit pas d’un film muet, L’Étranger marque par son économie de mots et ses longs silences, surtout dans la première partie. Cela peut paraître paradoxal, le roman n’étant composé que de mots, précisément. Ces silences illustrent plutôt l’absence d’émotions apparentes de Meursault, qui ne montre ni tristesse, ni colère, ni rien, comme si le temps ne faisait que passer. Il dira d’ailleurs lors du procès qu’il se tait, parce qu’il n’a rien d’intéressant à dire. D’où ces longues pauses contemplatives qui apportent une profondeur supplémentaire dans le passage du roman à l’écran… 

« J’ai compris qu’un homme qui n’aurait vécu qu’un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Dans un sens, c’était un avantage. » 

La réussite de l’adaptation de François Ozon tient aussi beaucoup à la performance de Benjamin Voisin. L’acteur semble avoir très bien cerné le personnage, qui paraît constamment à la fois agacé et totalement détaché. Une attitude qui peut d’ailleurs paraître paradoxal, puisqu’il reproche justement au procès de se désintéresser de son acte pour se concentrer sur des attitudes précédentes, comme si on lui enlevait en quelque sorte son rôle de personnage principal. Mais Meursault est un être fait de paradoxes, et c’est précisément ce qui fait que le lecteur – ici le spectateur – a tant de mal à le cerner. Benjamin Voisin incarne dès lors parfaitement cette absence d’expressions : son visage demeure toujours neutre, à l’exception d’un léger rictus, dont on ne sait jamais s’il est ironique ou marque un semblant de joie. Meursault ne réagit jamais, que ce soit face à la mort de sa mère, à la violence de Sintès ou à l’amour que lui porte Marie. Il fait pourtant face à tout ce qui devrait provoquer des sentiments forts chez lui. Mais rien n’y fait… jusqu’à l’explosion de colère face à l’aumônier (Swann Arlaud) venu le visiter avant son exécution. Une scène poignante, qu’on vous laisse le soin de découvrir par vous-mêmes. 

Au final, François Ozon, bien aidé par la performance de Benjamin Voisin, illustre bien toute la complexité du personnage, et donc du monde que Camus dépeignait à travers lui. Il reste non seulement fidèle dans la trame de l’histoire, mais aussi dans tout ce qui n’est pas dit directement, et montré à l’écran, dans toute la description de l’absurdité du monde.  

Fabien Imhof 

Référence : 

L’Étranger, adaptation du roman d’Albert Camus, réalisé par François Ozon, France, sortie en salles le 5 novembre 2025. 

Avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud, Christophe Malavoy, Nicolas Vaude, Jean-François Clichet… 

Photos : © Carole Bethuel – FOZ – GAUMONT – FRANCE 2 CINEMA 

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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