Barthes y es-tu ? : Le STO (salade, tomate, oignon)
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
En 1957, les éditions du Seuil publient un recueil de Roland Barthes intitulé Mythologies : le critique y rassemble 53 textes, qui se veulent les témoins de la société de son temps. Des objets aux phénomènes de société, des concepts abstraits aux scènes plus familières, Barthes décortique, analyse, s’amuse. Aujourd’hui, Andreu Gesti s’inspire de cet exercice et vous met l’eau à la bouche. Vous rêviez d’un kebab ? En voici un !
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Le STO (salade, tomate, oignon)
« Salade, tomate, oignon, chef. »
Cette maxime participe de nos jours à la sécularisation de la vie. Cette dynamique de sécularisation trouve ses racines et remonte à des temps lointains, autour du haut Moyen Âge. Mais ces dynamiques sociales ne sont pas l’intérêt principal de notre réflexion. Il ne s’agit pas ici de développer une position qui relèverait plus de l’Histoire, ou de la sociologie, ou encore de la théologie. Nous allons essayer de montrer en quoi « salade, tomate, oignon, chef » n’est pas un simple enchaînement d’ingrédients, qui complémentent ce délicieux aliment qu’est le kebab, mais une véritable institution idéologique, inouïe et peu abordée jusqu’à présent. En quelque sorte, il s’agit de la version moderne de « délivre-nous du Mal. Amen. », prononcée aujourd’hui par tous les jeunes. Pour démontrer cela, nous ferons appel à plusieurs arguments, mais n’aborderons ici que les plus intuitifs.
Tout premièrement, comme lors du « Notre Père », le respect de l’ordre, ainsi que des composants, est fondamental. Il faut religieusement respecter ce commandement. Examinons quelques éventuelles variantes possibles qui relèveraient plus de l’hérésie que d’autre chose.
- « Tomate, oignon, salade, chef ». Il s’agit d’une tournure un peu louche, la personne qui la prononce fait preuve d’hésitation, d’absence de compétences dans le domaine (due au manque de fréquentation dans la maison sacrée). Par conséquent le maître artisan ne se sent pas à l’aise, et la communion n’est guère possible.
- « Salade, tomate ». Manque d’expertise dans la matière. Refuser l’acidité et la fraîcheur procurée par les oignons revient à déstabiliser l’équation parfaite de saveurs, goûts, et sensations inhérente à ce plat. Faute élémentaire.
- « STO ø ». Le vénérable maître en kebaberie n’est point respecté en sa propre demeure, celle de la foncedalle, et cela relève d’une faute grave (très grave). Cette faute se verra directement matérialisée en une substance visqueuse et verdâtre à l’intérieur de la galette (et non, ce n’est pas du houmous moisi).
- « Pas de légumes, chef ». Cas relativement compliqué, qui entraîne des discussions au sein des kebabologues. Nous observons que le créateur est tout de même pris en compte, néanmoins le choix est mauvais. Car, tout simplement, enlever la partie végétale n’a aucun sens. De la même manière qu’on ne peut priver l’être humain de la partie végétative de son âme (qui est le fondement des deux autres parties supérieures, à savoir la sensori-motrice et l’intellective), au kebab on ne peut ôter ces éléments. Il s’agit d’une privation, volontaire pourtant, de source de plaisir sûrement inépuisable.
- « Choucroute ». Pas de commentaires…
Deuxièmement, « Salade, tomate, oignon, chef » exprime une pensée admirable de nos temps. Il s’agit essentiellement de la matérialisation d’une dynamique de brassage des cultures dites populaires, et des traditions culinaires. Les acolytes du kebab contribuent à une société meilleure. Cela est clair : il n’y a pas d’autre alternative au « Salade, tomate, oignon, chef ». Ce sont les compléments parfaits pour une bombe calorique composée principalement de poulet, et/ou agneau, ou falafel. Après, bien sûr, il reste une autre décision importante : la sauce.
- « Mayo/sauce blanche ». Classique, coup qui assure une expérience magique et formidable.
- « Ketchup ». Petite réticence eurocentrée, mais qui reste acceptable du point de vue gustatif.
- « Algé ». Excellent choix, qui indique une certaine présence d’audace chez l’individu. L’expérimentation avec les éléments piquants n’est pas gagnée, et opter pour l’algé est une belle manière de le faire. La légende raconte que ça aurait été Khaaleesibab de la Grande Mer sauce algérienne qui aurait offert aux humains la recette première de cette quintessence.
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Andreu Gesti
Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.
Photo : ©angelorosa