Les réverbères : arts vivants

Blues, espace et forêt : Dark was the night à la Comédie

Alors que deux sondes ont été envoyées dans l’espace en 1977 à la recherche d’éventuelles vies extraterrestres, la scène de la Comédie accueille deux récits étroitement liés à cet événement, qui s’entremêlent dans Dark was the night, un spectacle d’Emmanuel Meirieu.

Tout commence avec un dessin d’enfant projeté sur un tulle à l’avant de la scène. La voix de François (François Cottrelle), l’artiste qui le signe, résonne, plus âgée de presque cinquante ans par rapport à la réalisation de son oeuvre. À l’aide d’images projetées au milieu dudit dessin, il raconte qu’en 1977, ses parents ont travaillé sur le projet Voyager, deux sondes envoyées dans l’espace avec un disque en cuivre et en or, sur lequel étaient gravées des photos, enregistrements de voix et musique, pour faire connaître la vie de notre planète à d’éventuels extraterrestres. Puis le voile se lève, et un énorme talus ressemblant à un morceau de forêt, derrière un panneau publicitaire, se dévoile. Deux histoires s’entremêlent alors sur cet espace qu’elles partagent : celle de François, devenu apiculteur ; et celle d’un homme sans nom (Jean-Erns Marie-Louise), qui vient tous les samedis sur ce petit bout de terrain du Texas, avec d’autres bénévoles, à la recherche des tombes de personnes afro-américaines enterrées là, dont celle de Blind Willie Johnson, compositeur et interprète de la chanson qui a donné son titre au spectacle.

Le théâtre pour rapprocher…

Le théâtre a ce pouvoir de rapprocher ce qui semblait trop éloigné pour l’être. Il y a d’abord un rapprochement temporel, entre l’époque de l’envoi de la sonde Voyager et le propos du spectacle. Le lien est fait d’abord par le récit de François qui, s’il est devenu apiculteur, n’a pas oublié ses rêves d’enfant. Mais voilà qu’il souffre de la maladie de Charcot. Et lorsque celle-ci aura atteint ses cordes vocales, alors il ne voudra plus vivre. Une manière de symboliser comme le monde a changé en près de 50 ans. Il y a ensuite un rapprochement géographique, dans le même espace scénique, entre les forêts de France où vit François et le terrain vague du Texas où évolue cet homme dont on ne connaîtra pas le nom. Ce terrain n’est autre qu’un ancien cimetière, où des propriétaires blancs ont enterré leurs anciens esclaves et employés afro-américains, avec au mieux une étiquette en métal pour indiquer leur emplacement. D’autres dépouilles, dont on ne savait pas quoi faire, les ont ensuite rejoints. Parmi elles devrait figurer celle de Blind Willie Johnson, l’idole du fils de l’homme, et dont la chanson Dark was the night était enregistrée sur le disque envoyé dans l’espace. On comprend alors mieux le lien entre ces deux histoires qui n’avaient a priori rien à voir…

Mais au-delà de cela, le théâtre a le pouvoir de rapprocher la fiction et la réalité, tant et si bien que la frontière ne nous semble plus très claire. Un peu comme celle entre les deux espaces, qui n’en forment qu’un sur la scène, sans délimitation claire, mais qui semblent pourtant ne jamais se rencontrer. Les deux récits, qui se mêlent et se répondent indirectement, sont basés sur une enquête menée par Emmanuel Meirieu. Il en a tiré ce spectacle, avec sa part de fiction. Quant à savoir où est le vrai et ce qu’il a inventé, difficile à dire. L’essentiel est sans doute ailleurs, car de ces deux histoires, on retient surtout l’émotion qui nous envahit et le message qu’on en retire.

… et envoyer un message

Si tout part d’une forme de message destiné aux extra-terrestres, c’est bien à nous, Terrien·ne·s que s’adresse Dark was the night. À l’époque, on fantasmait une vie ailleurs, sur une autre planète, on rêvait de cette improbable rencontre. Aujourd’hui, on semble revenir à une échelle plus humaine, et des pensées – oserais-je l’expression – plus terre-à-terre. Car ces deux récits ont en commun d’évoquer les liens familiaux : l’admiration de François pour ses parents, le rapport de l’homme avec son fils. Ce sont des valeurs de partage et de tolérance qui sont véhiculées ici. Et quand l’homme du Texas prend la parole, on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine honte : avec d’autres bénévoles, ils cherchent tous les week-ends des cadavres à qui on n’a même pas été capable d’offrir des funérailles décentes. Le corps de Blind Willie Johnson n’a jamais été retrouvé. Alors qu’il aurait dû connaître une gloire interplanétaire, on l’a laissé mourir dans la misère et l’anonymat… Avec lui, c’est tout le passé colonial et la traite négrière qui est évoquée par l’homme. Sans jugement, sans rancœur de sa part, juste de la tristesse. Et quand les larmes semblent monter dans sa voix, elles ne peuvent alors qu’arriver aussi à nos yeux.

Et que dire de l’aide (Stéphane Balmino) de François, celui qui s’occupe avec lui de ses abeilles. On apprendra que François a été son parrain aux alcooliques anonymes et qu’il lui a sans doute sauvé la vie. N’en disons pas plus ici, ce n’est qu’un indice supplémentaire des valeurs humaines que véhicule Dark was the night. Difficile de retranscrire en mots tout ce qu’on ressent, car chaque parole prononcée semble juste et touche dans le mille. La mise en scène est douce et subtile, et la voix de Nicolas Moumbounou, qui chante en arrière-plan des récits, donne la dernière touche de couleur et d’émotion nécessaire. Et les paroles de Blind Willie Johnson nous restent alors en tête :

Dark was the night
Cold was the ground

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Dark was the night, d’Emmanuel Meirieu, du 15 au 19 février 2023 à la Comédie de Genève.

Texte, mise en scène, vidéo et scénographie : Philippe Meirieu

Avec Stéphane Balmino, François Cottrelle, Jean-Erns Marie-Louise, Nicolas Moumbounou et Patricia Pekmezian

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/dark-was-the-night

Photos : © Pascal Gely

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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