Claustrophobie à la route des Péniches
La maison de Bernarda Alba, texte de Federico García Lorca sur une traduction de Fabrice Melquiot, une création Le Projet T. Au théâtre du Galpon du 7 au 19 février 2023. Un spectacle bouleversant qui nous transporte dans « l’Espagne profonde », rurale, cloîtrée et catholique.
En regardant l’affiche sur le site internet du Galpon, on réalise au premier abord que cette pièce parle de femmes. Ces femmes sont les filles de Bernarda, une matriarche intransigeante qui dicte leurs vies et leur coupe les ailes.
Federico García Lorca a écrit La maison de Bernarda Alba en 1936, année où la guerre civile a éclaté en Espagne. Il s’en est suivi une dictature qui durera 36 ans : une période de répression sociale, politique et culturelle. 1936 est aussi l’année de sa mort, fusillé par des rebelles falangistas[1], qui reconnaissent en lui un opposant au fascisme, républicain, ouvert au progrès, et le pire crime de tous : homosexuel. C’est pour ces raisons que Bernarda n’a vu le jour qu’en 1945 à Buenos Aires, en Argentine.
Désormais libéré de la censure fasciste, on pourrait dire que Lorca est considéré LE représentant d’une génération de poètes espagnols qui ont pour point commun leur admiration des traditions littéraires populaires espagnoles et leur adaptation de celles-ci aux avant-gardes esthétiques européennes.
Pourquoi parler du contexte historique de cette œuvre ? Car à mon avis, on ne peut comprendre l’état d’esprit dans lequel cette pièce de théâtre a été écrite sans en comprendre l’Histoire qui l’entoura. Cela nous permet d’ouvrir une fenêtre sur la Grenade de l’époque, qui a façonné le caractère et l’écriture de Lorca.
En rentrant dans la salle du Galpon, on se retrouve face à un espace noir, feutré, avec pour seuls éléments colorés cinq chaises, cinq robes de chambre, et une structure métallique donnant à cet espace une fonctionnalité : il s’agit en effet d’une maison. Même les deux servantes présentes pendant que les spectateur·ice·s s’assoient sont habillées tout en noir. Ceci est un présage : nous allons assister aux évènements dans une maison qui vient de subir une perte, celle du mari de Bernarda et père de quatre de ses cinq filles. Le deuil s’impose. Huit ans enfermées entre quatre murs.
Je suis de l’avis que tout le monde devrait vivre l’expérience de lire ou voir du Lorca, je ne veux donc pas faire de spoiler de cette pièce. Cependant, il est important de comprendre les thématiques clé que Lorca explore dans ce texte. En voici quelques-unes, ordonnées par mon critère très personnel d’importance.
- Le respect de la hiérarchie et des traditions : dans l’Espagne rurale où se déroule l’histoire, le non-respect de la hiérarchie ou des traditions (ou protocoles) se paie par des violences, physiques et/ou verbales. Tout le monde reste à sa place : les filles en-dessous de la mère, les servantes en-dessous des filles et de la mère, les femmes en deuil à la maison…
- Le rôle des femmes dans la société rurale espagnole : même si on ne retrouve aucun personnage masculin dans cette œuvre, leur présence hante ces femmes tout du long. Les femmes ne peuvent exister sans homme dans leur vie : une fois le père mort, elles appartiennent à la maison jusqu’à ce qu’elles se marient à un homme. Ces femmes ne sont pas les actrices de leur vie, elles ont un rôle passif, toujours à l’attente d’une figure masculine qui leur ouvre une porte à une nouvelle vie, pour le meilleur… Et pour le pire.
- Le maintien des apparences : le règne de fer de Bernarda sur sa maison a pour but de donner une image immaculée face au village où elles habitent, qu’elle imagine rempli de vipères envieuses de sa fortune.
- La haine et la jalousie : la seconde étant une conséquence de la première, les filles de Bernarda deviennent jalouses les unes des autres, ce qui, après huit ans enfermées sans contact avec l’extérieur, se traduit en sentiments de haine entre les sœurs. Un sentiment viscéral qui révolte le spectateur.
- L’oppression et la lutte pour la liberté : cela va de soi, des jeunes filles oppressées par leur mère et par la société, qui jugent ce qu’une « bonne fille » doit être ne se contenteront pas de rester à leur place. À leur façon, ces filles trouveront des moyens d’échapper à cette étreinte qui les étouffe.
Ces thématiques sont transmises par la mise en scène et le jeu d’acteurs au théâtre du Galpon. Leur production de cette maison de Bernarda Alba est brillamment exécutée. En premier lieu, grâce au choix de la scène. Celle-ci devient cette maison étouffante, à l’intérieur de laquelle ces cinq sœurs évoluent pendant huit années : parfois en alliées, se protégeant les unes aux autres face à leur tyran de mère, parfois en ennemies, victimes de jalousies. Le langage corporel des acteur·ice·s révèle les émotions internes de chaque femme : le jeu des non-dits est omniprésent, personne ne parle au clair, les insinuations sont leur langage préféré. La tension qu’émettent leurs corps remplit l’espace et devient contagieuse. Chaque fille a un caractère unique, que leurs costumes relèvent. Ces costumes qui, devenant acteurs eux aussi, nous indiquent le passage du temps dans cette maison. En effet, ce n’est que grâce à leurs changements que l’audience peut entrevoir la dimension du temps dans l’œuvre. Le choix des couleurs aussi n’est pas dû au hasard : le noir et le blanc, opposés, irréconciliables.
En définitive, une production admirable, je suis sûre de suivre Le Projet T dans leurs nouvelles aventures. Félicitations à tout l’ensemble pour leur travail magnifique et au théâtre du Galpon pour avoir amené avec tant d’adresse un tel géant de la littérature espagnole au cœur de Genève.
Alicia del Barrio
Infos pratiques :
La maison de Bernarda Alba, de Federico García Lorca, au Théâtre du Galpon du 7 au 19 février 2023.
Co-mise en scène : Thibaud Saadi et Jacques Maitre.
Avec Candice Chauvin, Léa Déchamboux, Victoria Duquesne, Louise Huchette, Nathalie Jeannet, Jacques Maitre, Diana Meierhans, Marie Ruchat, Marie Wyler.
https://galpon.ch/spectacle/la-maison-de-bernarda-alba
Photos : © Théâtre du Galpon.
[1] Falangista : phalangiste ou falangiste, le fascisme à l’espagnole