Caliban voit les choses autrement
Et si on racontait l’histoire d’un autre point de vue ? C’est ce que propose Tim Crouch dans Moi, Caliban, en imaginant le récit de La Tempête de Shakespeare, raconté par l’esclave resté sur l’île à la fin de la pièce. Au Théâtricul, Sami Kali y est magistral dans la mise en scène de Tamara Fischer.
La Tempête est une des dernières tragi-comédies écrites par Shakespeare. On y suit l’histoire de Prospero, ancien duc de Milan et puissant magicien, exilé sur une île isolée entre l’Italie et l’Afrique. Il y vit avec sa fille, Miranda, et son esclave Caliban, seul habitant des lieux à son arrivée. Afin de se venger, il profite d’un voyage en bateau de son frère Antonio, en compagnie de seigneurs napolitains, ainsi que de leur roi et du fils de ce dernier, pour provoquer leur naufrage. Aidé par Ariel, esprit de l’air, il leur imposera différentes épreuves, pour finalement repartir avec eux et retrouver sa place, laissant Caliban à nouveau seul sur l’île. Dans Moi, Caliban, c’est ce dernier, fils de la sorcière Sycorax, qui a la parole et raconte sa version des faits. Décrit d’ordinaire comme vil et monstrueux, le récit de celui dont le nom est l’anagramme de « canibal » pourrait bien modifier quelque peu votre point de vue…
Un récit enfantin
À écouter ce que raconte Caliban, quelque chose de l’ordre du naïf se dégage. Il débute en s’adressant au public pour parler de sa monstruosité, se comparant à un poisson ou à une tortue. Avec une voix très douce, il semble avoir accepté ce constat de laideur comme une simple caractéristique. De fait, le texte de Tim Crouch aborde l’histoire d’une manière qu’on pourrait qualifier d’enfantine. Et pour cause, Caliban a grandi sur cette île, avec sa mère et l’esprit de l’air, sans rien avoir connu d’autre – ni civilisation, ni éducation dans une école. Il est donc resté un grand enfant, ce qui se ressent dans la manière dont il parle de sa maman, seul modèle adulte qu’il a eu, ou dans le vocabulaire qu’il emploie. On entend par exemple à plusieurs reprises le terme « magifier », qu’un enfant pourrait utiliser, ne sachant comment décrire autrement le fait de faire de la magie. Sa vision des choses est également assez crue, et il ne semble pas toujours en voir la complexité. Son histoire va ainsi à l’essentiel, comme lorsqu’il raconte sa relation avec Ariel, cet esprit qui « le pince » pour l’embêter.
Cet aspect enfantin est subtilement retranscrit dans le jeu de Sami Kali et la mise en scène de Tamara Fischer, à commencer par les interactions avec le public. De manière parfois assez déroutante, il s’adresse aux spectateur·ice·s présent·e·s, qui ne savent trop s’il faut répondre ou non, avec des questions parfois naïves, comme quand il demande à quelqu’un le prénom de sa mère ou si l’on souhaite qu’il nous montre un tour de magie à la manière de Prospéro. Si son numéro de télépathie s’avère très convaincant – et, pour le coup, amené de manière très adulte et professionnelle – on y perçoit la spontanéité de l’enfant, qui passe du coq à l’âne simplement parce qu’une autre idée lui vient à l’esprit. Cela peut d’ailleurs parfois donner l’impression d’un récit un peu décousu, mais il parvient toujours à retomber sur ses pattes. Pour l’y aider, Caliban n’hésite pas à utiliser les objets présents sur scène – chandeliers, paniers et autres récipients – pour symboliser les bateaux et les différents personnages, une fois encore comme pourrait le faire un enfant et son imagination débordante. Et là où ces choix s’avèrent particulièrement subtils, dans leur double utilité : non seulement ils nous rappellent la façon de faire des plus petit·e·s, mais ils rendent aussi ce monologue très vivant et rythmé, tout en permettant à chacun·e de suivre cette histoire complexe assez facilement. On notera également une forte présence de la musique, qui donne une certaine couleur au récit de Caliban, selon qu’il décrive des moments de joie, de trahison, de solitude, ou encore de différence… Le tout orchestré par lui-même, à travers les changements de disque sur son tourne-disque. Une manière d’exprimer autrement son état intérieur ?
Changer de point de vue
Alors qu’on connaît toujours l’histoire du point de vue des gagnants, comme on a tendance à le dire, Moi, Caliban nous invite à changer totalement de point de vue. Exit la focalisation à partir de Prospéro, c’est un personnage ordinairement vu comme secondaire qui raconte sa version des faits. Il narre ainsi tout ce qui s’est passé avant, du naufrage qui l’a conduit sur cette île avec sa mère, en passant par ses chamailleries avec Ariel, qui ont conduit à l’enfermement de ce dernier, jusqu’à l’arrivée de Prospéro, la tentative de séduction avortée sur Miranda, jusqu’au à la tempête et l’association ratée avec « les deux bourrés » pour tenter de renverser son seigneur. Et si Prospéro n’était pas vraiment le héros déchu qu’on croyait, mais plutôt une sorte de tyran égocentrique, qui n’a rien à envier à son frère de ce côté-là ?
Le spectacle se conclut avec Caliban laissé seul sur l’île, sans même que son maître ne se retourne. Est-il désormais libre, ou simplement seul en attendant la prochaine menace ? Pour le savoir, il faudra entendre sa dernière tirade. On vous dira simplement que ces événements semblent l’avoir fait grandir, et que Caliban dégage désormais une plus grande sagesse. Ce qui nous donne encore plus envie de faire ce pas de côté et envisager un point de vue différent sur les événements…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Moi, Caliban, de Tim Crouch, d’après La Tempête de Shakesepeare, du 12 au 22 octobre 2023 au Théâtricul.
Mise en scène : Tamara Fischer
Avec Sami Kali
Photos : © Sofi Nadler