Carnage ou la Fable du Hamster
Ce dimanche 19 janvier, j’ai eu l’infime honneur et plaisir d’assister à l’une des pièces les plus attendues de cette année 2025, à savoir Le Dieu du Carnage de Yasmina Reza mis en scène par Elidan Arzoni au Théâtre Le Crève-Cœur à Cologny, à découvrir jusqu’au 9 février.
Sur les bords tranquilles du domaine « Byron » à Cologny, caché de la ville et de son tintamarre, se niche un petit théâtre intimiste, dont le nom intriguant résonne dans le cœur des Genevois, en particulier des amoureux des arts de la scène : « le Crève-cœur ».
La semaine passée, ledit théâtre a fait démarrer en triomphe le célébrissime Dieu du Carnage de Yasmina Reza, qu’il n’est plus nécessaire de présenter (mais pour nos lecteur·ice·s les plus jeunes, une piqûre de rappel ne fait jamais de mal). Rappelons le topo. Le Dieu du Carnage présente une situation de vie banale — comme souvent dans les pièces de Reza, à savoir ici deux couples cherchant à résoudre un conflit déclenché à l’école entre leurs deux enfants.
La situation pourrait se régler en cinq minutes, avec une honnête reconnaissance des torts des deux côtés, une amicale tape sur le dos, on se serre la pince, et puis au revoir Messieurs, Dames !… Mais cette autoroute bancale et indésirable écourterait la pièce à cinq minutes chrono, et puis surtout, cela nous priverait de la « morale » de l’histoire (ou plutôt dans ce cas-ci l’absence de morale).
Présentation express des personnages : Véronique Houillé,(Sophie Broustal) figure de proue de la pièce, représentante du camp du « bien », à savoir une intellectuelle de gauche qui s’échine à sauver le monde à coups de bienveillance, de vivre-ensemble et de culture, Michel Houillé (Vincent Jacquet), son mou de mari, grossiste allergique aux conflits, qu’il décante à coups de café et de rhum, Alain Reille (Frédéric Landenberg), avocat (du diable ?), collé à son téléphone tout au long de la pièce et père résolument démissionnaire, et enfin Anne Reille (Camille Edith Bouzaglo), sa femme, « Toutou », conseillère en gestion de patrimoine, dont le surnom résume parfaitement sa place dans la vie de son époux.
Véronique et Alain sont les deux voix fortes et dissonantes de cette pièce. Ils sont les porte-paroles presque caricaturales de la gauche caviar et de la droite sans cœur. Cette opposition entre gauche et droite ne va pas sans alliances trafiquées et coups bas politiques et langagiers. Yasmina Reza nous a fait l’économie d’un combat singulier binaire et monotone entre « Houillé » et « Reille ».
Chaque personnage s’accapare la parole, qu’il manie tantôt avec prudence tantôt avec sauvagerie, toujours dans le but de mettre l’autre à terre, que ce soit courtoisement, ou plus frontalement. Dominer l’autre. Au risque de se perdre.
C’est simple. Plus les personnages parlent, moins ils se comprennent.
« Toutou » (Anne) et « Darjeeling » (Michel), ces compagnons de vie domestiqués par leur conjoint·, saisiront l’opportunité de ce huis-clos pour décharger leur violence intérieure et leur ressentiment à l’encontre de leur « despote » qu’ils répriment par souci de civilité et/ou par lâcheté.
Car au final, qu’est-ce que la civilisation ? Un Kokoshka, un bouquet de tulipes, du café, une poignée de références culturelles et quelques sourires forcés. C’est cruellement fragile, et au moindre coup de vent, nous sommes condamné·e·s à retrouver notre liberté, que la société nous a appris à honnir et à dresser, comme une part honteuse de nous-même.
Ce bras de fer entre le pouvoir rédempteur d’une éducation « positive » et la loi du plus fort nous apprend plus sur nous-même que n’importe quel livre de psychologie, sociologie ou anthropologie.
Durant la pièce, il faut avoir le cœur bien accroché (contrairement à Anne) pour suivre les retournements de situation et les mythiques stichomythies entre les différents personnages, brillamment interprétés par les exceptionnels Sophie Broustal, Vincent Jacquet, Camille Bouzaglo et Frédéric Landenberg (mention spéciale à Frédéric qui se montre particulièrement ignoble dans le rôle d’Alain).
Ce n’est pas la première pièce de Reza qu’Elidan Arzoni choisit d’adapter (il s’agit en fait d’une jouissive récidive faisant suite à la mise en scène d’Art en 2012). Le metteur en scène genevois, porteur de 16 spectacles depuis 2008, est un inconditionnel de Reza, pour son « écriture ciselée, son cynisme et sa clairvoyance sur notre société et les rapports violents entre les individus ». Ce spécialiste des huis-clos (il aura d’ailleurs adapté l’éponyme pièce de Sartre en 2008 au Théâtre T/50) a su mettre sa patte personnelle dans cette critique sociale et politique.
Le metteur en scène s’est d’ailleurs permis quelques libertés personnelles dans l’adaptation de cette pièce, qui aura permis un meilleur ancrage du message originel que voulait faire passer Reza.
Je lui ai naturellement demandé quelle solution apporter (s’il y en a une) pour faire face à ce monde bâti sur le chaos et la violence entre faux-semblants et cruauté assumée. Pour lui, « le salut est dans l’art ». Être artiste ne sauve pas forcément, mais ça aide.
Au final, notre pièce ne parle ni de bagarre entre garçons, ni de dent cassée, ni de désaccords moraux ni même de tarte tatin.
C’est simplement l’histoire d’un hamster enfermé dans sa boule en plastique, qui, malgré sa domestication docile entre les quatre murs douillets d’un foyer en ville, reste une bête sauvage, qui ne perd rien de son instinct de prédateur, et qui, en situation de nécessité, reste tout à fait capable de dégoter escargots et petits vers à se mettre sous la dent. Le juste retour au carnage.
Apolonia M.-E
Infos pratiques :
Le Dieu du Carnage, de Yasmina Reza, adapté par Elidan Arzoni, du 14 janvier au 9 février au Théâtre le Crève-Cœur.
Mise en scène : Elidan Arzoni
Avec Sophie Broustal (Véronique Houillé), Vincent Jacquet (Michel Houillé), Camille Edith Bouzaglo (Annette Reille), Frédéric Landenberg (Alain Reille).
Photos : © Loris von Siebenthal