Les réverbères : arts vivants

Voyage au bout de la littérature

Ce mardi 21 janvier, la soussignée a récidivé avec Reza en se rendant aux Amis musiquethéâtre à Carouge pour une mise en scène du tonnerre de L’Homme du hasard, en tête d’affiche jusqu’au 9 février.

L’écrivain, cet être sauvage, terriblement farouche, a ce défaut persistant de se penser au-dessus de la mêlée, obsédée par l’attention qu’on lui porte, les petits compliments et les doux mots faciles. Contrairement à l’homme ou la femme de Lettres, porté(e) uniquement par « les choses de l’esprit », la « masse » se définit tout d’abord par son virulent désir d’individuation (il n’y a qu’à voir les utilisateurs d’Instagram et consort).

L’écrivain –– ou tout artiste du même gabarit–– c’est un peu comme ce vilain petit nanti qui méprise sa propre richesse, certifiant à celui ou celle qui voudrait bien entendre que l’argent ne fait pas le bonheur, et qu’il est bon de se contenter de ce que l’on a. Par coquetterie (et aussi quelque part hypocrisie voire pire, par vanité), l’artiste laisse cette dette, la rançon de la gloire aux invisibles, ces « autres », qui se battront jusqu’au sang avoir droit à ne serait-ce que 10 secondes de célébrité (sur les réseaux par exemple par le biais du « buzz »).

C’est un peu facile, vous ne trouvez pas ?

Yasmina Reza, en tout cas, le pense probablement. Cette pièce dépeint un écrivain à succès désabusé (Jean-Pierre Malo), qui voyage seul dans un train jusqu’à Francfort, avec pour voisine une de ses lectrices (Anne Durand), en possession de son dernier roman, qu’elle cache dans son sac.

La « masse », ce « lectorat » invisible, est représenté par cette femme, dont l’individuation se traduit en ce dilemme qui l’occupe toute la pièce durant, à savoir, interpeller son auteur fétiche ou se taire ? Ce dilemme shakespearien du « être » ou ne pas « être » (une groupie), va permettre de manière surnaturelle de mettre côte-à-côte ces deux drôles d’oiseaux dans ce hasardeux voyage et nous inviter, avec eux, dans cette exploration de la relation auteur·e/lecteur·ice. Car ce voyage métaphorique traite en partie de cela.

La question tonitruante qui tiendra le spectateur en haleine du début à la fin de la pièce… Vont-ils finir par se parler ?! (Je ne cafterai rien ici).

Comme souvent avec Reza, la pièce se présente de manière minimaliste. Deux acteurs, un homme, une femme, un auteur, sa lectrice, deux complémentaires qui s’opposent et s’animent. Le huis-clos, sujet si cher à l’autrice, se voit cette fois-ci joué non à plusieurs mais avec soi-même. Chaque personnage débat, pondère ses décisions, ses inquiétudes, son rapport à l’autre, se dispute, rejoue sa vie, vivant ainsi intensément ce voyage de la plus silencieuse des façons.

Mais même en voyageant dans le même wagon, côte-à-côte… Ces deux êtres restent éloignés l’un de l’autre. Chacun dans sa tête, perdu dans son « moi » narcissique.

L’écriture ou la vie ?

La femme se pense dans une œuvre, et l’écrivain pense son œuvre selon la femme.

L’écrivain est un voyeur, un voyou qui s’empare de l’intimité d’autrui, ou pire, ce qu’il suppose être l’intimité d’autrui pour nourrir une œuvre. Quand il n’est pas perdu dans ses pensées, il cherche à percer celles de sa voisine de siège. Il lui attribue une destination, un but, et même une relation amoureuse fictive avec un mélomane en Allemagne !

La lectrice, elle, se reflète dans son rapport à l’autre.

Qu’elle parle de son ami Georges, qu’elle dépeint comme un homme, un vrai, brut, détaché de toute sensiblerie et autres exaltations féminines, et dont l’amitié s’est soudainement fracassée au moment où il a révélé son côté « féminin » (en ayant le mauvais goût de lui demander conseil) ou alors de son ami Serge (prénom récurrent dans l’œuvre de Reza), un autre oiseau empreint de tous les traits de la virilité, mais qui garde dans sa chambre une photo de sa maman, témoignage d’un homme encore enjuponné et dépendant du regard bienveillant de sa mère, la lectrice nous fait comprendre qu’elle est une déçue de la vie. Désillusionnée (c’est le mot) par ses congénères et navrée par sa morne existence, elle s’est très tôt réfugiée dans la littérature, bouée de sauvetage increvable quand on s’y plonge avec sérieux.

Et quand elle réalise qu’elle est assise à côté de celui qui lui a permis de supporter tous les chocs de la vie à travers quelques pages cousues dans une intrigue… Cauchemar !…

Si les quelques hommes de sa vie se sont révélés décevants, l’idée d’être déçue (ou de décevoir) par celui qui lui a tenu la main en silence mais avec le plus de force lui serait insupportable.

Comme souvent chez Yasmina Reza, la clé de voûte de toutes les déceptions et les malentendus reste la parole. Et la lectrice l’a très bien saisi. Raison de son silence et de ses contorsions de l’esprit.

Passons à présent aux autres thèmes de l’histoire. La musique, autre art si cher à Reza, est évoquée à de nombreuses reprises, à travers Brahms, Schubert ou encore Debussy notamment. Ces deux personnages, comme Reza dans la « vraie » vie, sont des mélomanes. Le rythme de cette pièce, comme les autres, est haché plus finement que du persil lyophilisé. La locomotive de l’histoire avance avec entrain, musicalité et cruelle lucidité.

Un bémol (exceptionnel) toutefois pour cette pièce (tout aussi exceptionnelle) : à mon goût, Jean-Pierre Malo (acteur de renom) aurait vu pour cette fois-ci son jeu amélioré si le texte avait été récité avec quelques décibels de plus. C’est un style, mais peut-être difficile d’accès aux spectateur·ice·s les plus éloigné·e·s.

L’actrice, Anne Durand, était captivante, envoûtante, et narrant l’expérience de la lecture avec une vérité sincère.

Peut-on juger un livre à sa couverture ?

« Interdiction totale d’écrire une biographie après ma mort », dira l’écrivain. Peur insondable de se faire comprendre et en miroir, peur insondable de comprendre.

Car avant tout, un écrivain est un être qui se cache… pour mieux se faire voir ! Les livres sont la somme des autres qu’il a croisés dans sa vie, et ces autres sont, au mieux, la somme de lui-même, au pire, l’annihilation de lui-même !

Écrire, c’est se réinventer. Et comme dira la femme (ou Rimbaud), « devenir un autre ».

On ne sait jamais vraiment qui se cache derrière les pages que l’on lit… Subsistent pourtant des indices évidents pour le sérail de privilégiés ayant réussi à cerner l’homme ou la femme derrière son style ou ses personnages, permettant ainsi de remonter le fil rouge de l’histoire jusqu’à la scène finale de crime : le moment où l’écrivain se met à nu. .

Cette pièce en somme nous laisse repartir avec plus de questions que de réponses, marque des plus « grands ». En cela, Yasmina Reza fait partie des auteur·e·s dont je trépigne d’impatience la rencontre hasardeuse dans un wagon, peu importe la destination, car après tout, le lecteur n’est qu’un passager… C’est l’auteur qui connaît le chemin.

Apolonia M.-E

Infos pratiques :

L’homme du hasard, de Yasmina Reza, adapté par Hervé Loichemol du 21 janvier au 9 février aux Amis musiquethéâtre.

Avec Anne Durand et Jean-Pierre Malo

https://leprogramme.ch/theatre/l-homme-du-hasard-yasmina-reza-herve-loichemol/carouge/les-amis-musiquetheatre

Photos : © Apolonia M.-E

Apolonia M.-E.

Apolonia M.-E est née durant un mois de novembre particulièrement frisquet. Multitâche, elle écrit articles, prose, poésie et n'est pas du genre à se démonter quand on fait appel à ses dispositions d'illustratrice. Sinon, elle tient une passion particulière pour les cochons (vivants) et les jolis chapeaux.

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