Les réverbères : arts vivants

Ce qui est maintenant prouvé ne fut jadis qu’imaginé

Si le théâtre est la vie, l’ode nihiliste Sur les ossements des morts en est une illustration post-moderne frappante. Quelle chance d’avoir dans notre ville des lieux comme la Comédie qui donnent autant à divertir et à penser grâce à une programmation d’une richesse inouïe. Le spectacle plonge le public dans une gigantesque enquête à l’ambiance hitchcockienne qui questionne une possible vengeance animale à l’heure de l’anthropocène. Tiré du livre éponyme de la prix Nobel polonaise Olga Tokarczuk, l’inventif Simon McBurney met en scène sur un rythme endiablé une troupe extraordinaire de laquelle émerge la géniale et prolixe Amanda Hadingue.

C’est une femme, la soixantaine, sans chichi : Janina. Seule avec un micro sur pied face à une immense salle. Elle est là pour raconter une histoire. Le conte cruel de celles et ceux qui mangent de la chair animale. Et pendant près de trois heures, elle va nous entraîner dans le crépuscule hivernal d’un petit village polonais paumé. Plusieurs meurtres ont lieu. Et Janina parle, révèle, expose, explose à un rythme endiablé. Elle mène l’enquête alors que la lumière descend sur la salle, que le noir s’installe pour permettre à la troupe qui entoure la soliste Amanda Hadingue de créer des tableaux plus anxiogènes les uns que les autres.

Le premier de ces crimes est celui du voisin braconnier. Il aurait tué des cerfs pour s’en gaver et se serait étranglé avec des petits os de ceux-ci. Hasard ou vengeance ? En écoutant Janina, on apprend à la connaître. C’est une retraitée un peu marginale, féministe, écologiste, férue d’astrologie, de chamanisme et du grand poète anglais William Blake. Et elle se demande, au fur et à mesure des assassinats, si les animaux ne seraient pas en train d’organiser leur vengeance sur l’homme… avec sa complicité ?

Le public est ainsi entraîné dans un polar sauvage qui ne lui laisse aucun répit et où théâtre et littérature se combinent au service d’une dramaturgie hyper expressive. À partir du torrent de mots de Janina, on découvre toute une galerie de personnages dont certains composent la petite famille attachante de la narratrice. Comme un cocon au milieu de la folie humaine. Et on comprend aussi, peu à peu, que les morts sont tous des chasseurs peu respectueux des animaux. Réunis sur une seule photo sur laquelle ils paradent devant leurs crimes. Se pourrait-il que la forêt et ses habitants aient décidé de reprendre leurs droits ?

Le texte affirme alors des directions animistes – on se croirait parfois dans une adaptation cauchemardesque de l’Oiseau bleu de Maeterlinck – et antispécistes chères à l’auteur nobelisée Olga Tokarczuk. Celle-ci s’implique en effet activement depuis plusieurs années dans la défense des droits des femmes, des animaux, des minorités sexuelles et ethniques. Ses prises de positions critiques sur l’écologie sont connues et ne pouvaient qu’entrer en résonance avec le grand acteur et metteur en scène Simon Mc Burney, qui aime déployer son génie créatif autour de thèmes philosophiques et politiques. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour faire de cet haletant spectacle d’anticipation un objet artistique subjuguant, d’une originalité qui n’a d’égale que l’artisanat du jeu, la sobriété des décors et la débauche hallucinante de moyens techniques mis au service de l’ensemble.

Il est tout aussi impressionnant de voir avec quelle énergie chaque acteur·ice joue son rôle de rouage essentiel. Au fur et à mesure qu’elle se déploie, l’histoire nous entraîne en effet dans une dramaturgie audacieuse, une sorte de machine à la Tinguely où poésie, nature et cosmos s’entremêlent dans un suspense qui témoigne de manière saisissante d’un monde qui a perdu sa boussole. Et qui mieux que la sage Janina pour dresser le réquisitoire de cette époque décadente ? Qui se méfierait d’une petite vieille en doudoune jaune avec un sac plastique ? Il faut dire que son plaidoyer est bien aidé par la course folle de ces hommes qui se servent de tout ce qu’ils trouvent pour montrer leur petitesse de vue et d’esprit : le pouvoir, l’alcool, la religion… et la chasse.

Avec ironie et un humour irrévérencieux, le public est alors mis devant l’évidence délétère des conséquences de l’anthropocène. Et Janina, révoltée, indignée et en colère, de galvaniser son auditoire pour appeler à l’action, de quelque manière qu’il soit.  Pour illustrer la déconnexion entre humanité et nature, le metteur en scène Simon Mc Burney évoque l’image du mycélium, ce réseau qui existe en profondeur sous le sol de la forêt, reliant les arbres par leurs racines. Lorsque celui-ci ne fonctionne plus, c’est tout l’équilibre de notre monde qui est en péril. Et les événements climatiques de ces dernières années n’en seraient que les prémices.

Sans morale bien-pensante, à force d’images chocs, de mapping vidéo époustouflants et d’une bande-son omniprésente, cet opéra-rock théâtral nous rappelle ainsi à bon escient la futilité du grain de sable humain sur les plages du cosmos et, nonobstant cela, ses pourtant étonnantes capacités de nuisance. Le réalisme extravagant du propos est au final une réussite syncrétique aux frontières de la philosophie, de la politique et de la poésie. Que faire face au scandale ambiant ? Comment retrouver l’humanité de l’homme ? « Le chemin de l’excès ne mène-t-il pas au palais de la sagesse [2]? »  Janina nous pose là une question éthique. Elle y répond à sa manière. Et vous ?

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Drive Your Plow Over the Bones of the Dead, d’après Olga Tokarczuk, du 14 au 21 octobre 2023 à la Comédie de Genève

Conception et mise en scène : Simon McBurney

Avec Thomas Arnold, Nigel Barrett, Gemma Brockis, Johannes Flaschberger/Richard Katz, Amanda Hadingue, Kïren Kebaïli-Dwyer, Weronika Maria, Toby Sedgwick, Sophie Steer, Alexander Uzoka

https://www.comedie.ch/drive-your-plow

Photos : © Alex Brenner

[1] Le titre de cet article est une citation de William Blake, tirée du livre Le mariage du ciel et de l’enfer

[2] Idem

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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