C’est beau un artiste au sommet

C’est beau un artiste au sommet[1]

Jusqu’au 10 avril, le théâtre de Carouge propose ni plus ni moins un spectacle total, Presque Hamlet, avec un comédien incroyable qui se frotte à la plus mythique des pièces du répertoire. A découvrir toutes affaires cessantes.

Il était une fois l’artisan rêveur Gilles Privat. Dans un bleu de travail forcément trop petit tant son talent déborde. Il arrive sur scène avec les bouts de ficelle qui font son génial métier. Et un peu plus d’une heure durant, il nous éblouira en construisant un objet polymorphique, drôle, profond, intelligent qui rend accessible au tout un chacun·e la culture shakespearienne. Il y fait tout et tout y est.

Dès le départ, le piano joue seul, le spectre rôde ci et là dans les pénombres crasses de nos conditions humaines et le jeune prince plante ainsi le décor de son drame. Son père mort, son oncle roi et sa mère incestueuse : le triptyque de l’exposition tragique.

Puis, le Maître des lieux s’amuse en conférencier-chercheur désuet, mélange délicieux de Mister Bean et M. Hulot. Il arrive un peu en retard – avec son magnétophone à piles et ses cassettes audio – pour nous expliquer comment il a percé – quatre cents ans après son écriture – le mystère d’Hamlet. L’humour s’empare alors du plateau pour une démonstration absurde qui réconciliera tout un chacun avec la mathématique. Il y a du Buster Keaton chez cet homme-là, dans la manière dont il sait jouer des multiples expressions du pantomime qui apparaît et disparaît comme un gamin joueur entre les trois portants de fond de scène.

La leçon théâtrale continue avec la rencontre désopilante entre un serveur désinhibé et l’âme d’Hamlet-père, accoudée à un piano-bar. Celle-ci se plaint des conditions de vie des défunts, comme dans une nouvelle de Buzzati[2]. Le rapport à la mort sera d’ailleurs plusieurs fois questionné dans le spectacle, chaque fois sur ce fil existentiel entre comédie et drame, à l’image des textes du grand William.  On passe ainsi avec bonheur de moments drôles à des scènes plus graves et la camarde n’est jamais bien loin qui nous regarde, goguenarde, perchée sur son manche à balai, enveloppée d’un rideau pourpre. A nouveau la magie des bouts de ficelle…

Un point d’orgue de la performance est la puissance d’autodérision du comédien lui-même. Orgueilleux cocasse lorsqu’il campe « les seize actions fondamentales du théâtre occidental», il devient irrésistible de drôlerie quand il recommence dix fois l’entame du fameux monologue de la scène 1 de l’acte III. A chaque entrée, ses caprices d’artistes sont contrariés et il finit par monter sur ses grands chevaux, victime de la bêtise de ceux qui ne respectent ni ne comprennent son génie… au point de lui faire perdre la première phrase de son texte (soit la plus connue du répertoire théâtral…) Hilarité générale et astucieuse mise en abime d’un milieu professionnel qui bien souvent ne se prend pas pour la queue de la poire.

La vraie-fausse conférence s’enrichit encore grâce à un service à thé tout british, clin d’œil complice au surdoué metteur en scène Dan Jemmett. Ces accessoires en porcelaine (théière, petit pot, tasse et sous-tasses, …), le lait et quelques morceaux de sucre, posés sur une petite table nappée à cour, vont prendre vie[3] pour nous raconter avec une originalité folle une des scènes les plus emblématiques du célèbre drame élisabéthain. A nouveau, le public est époustouflé devant ce volcan joyeux de créativité.

Et cela continue, encore et encore, tant l’humble ouvrier de la scène est libre et déploie l’immensité de son talent nimbé d’un flegme délicat qu’il balade avec lui quoi qu’il fasse : le tragédien, le clown, le pianiste, le chanteur… Jusqu’au coup de théâtre final, il est à chaque instant « au sommet » et nous offre, vingt-deux ans après sa création, la preuve que ce « Presque Hamlet » totalement réussi est traversé d’une vibration intemporelle. Celle de la magie théâtrale à qui Gilles Privat rend le plus beau des hommages.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Presque Hamlet, d’après William Shakespeare du 25 février au 10 avril 2022 au Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Dan Jemmett

Avec Gilles Privat

https://theatredecarouge.ch/spectacle/presque-hamlet/

Photos : © Mario del Curto

[1] Inspiré du titre du livre de Richard Bohringer « C’est beau une ville la nuit » (1988)

[2] Voir le texte « Voyage aux enfers du siècle » dans le « K » de Dino Buzzati

[3] Est-ce que Dan Jemmett s’est inspiré de la scène des objets animés dans la Belle et la Bête de Walt Disney ?

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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