Les réverbères : arts vivants

Chermignon – Kigali par le chemin de l’encensoir

En replongeant dans son enfance grâce à une photo de classe de 1971, Pierre-Isaïe Duc dresse poétiquement la sociologie d’une communauté valaisanne qui permet de passer du local à l’universel. Une bonne idée au traitement chamarré comme les pulls des élèves. Pour une critique d’Apepipopup !, lisez le très bon papier de Jacques Sallin. Ci-après, un prolongement réflexif de ce que – contre toute attente – peut donner à penser une expérience théâtrale comme celle-ci.

« Je suis l’homme d’un pays, je suis l’homme d’un peuple, je suis l’homme d’une situation. Mon drame, mon drame personnel, c’est le drame de l’homme colonisé, c’est le drame de l’Afrique, c’est le drame de l’humilié et de l’offensé et c’est donc un drame universel. »[1]

D’Aimé Césaire à Pierre-Isaïe Duc, comme de la route de Maze au génocide rwandais, il y a un point commun : l’encensoir. Cet objet liturgique, utilisé dans le spectacle, symbolise l’intrication séculaire et tenace entre éducation et religion.

Le spectacle nous parle d’un petit village valaisan de 3000 habitants. Là-bas, mais ce pourrait être partout ailleurs, on fait partie d’un clan. Chacun a sa fanfare. Elles ont d’ailleurs mis un siècle pour jouer ensemble (sic). Ainsi, au sein d’une même petit communauté, on clive déjà selon des critères d’appartenance qui nous font nous sentir mieux que l’Autre. Le ver est dans le fruit.

Les enfants de la photo vont à l’école du village. Ils sont dans la classe de la régente Monique. Dans son sens premier, ce mot désigne la personne qui exerce la charge de souveraine d’un état car le futur roi est encore trop jeune, incapable de régner. Et l’on constate que, dans l’histoire, les régents viennent souvent du monde religieux : Richelieu et Mazarin pour ne citer que les plus connus. Intrication de l’éducation et de l’église, dont Monique semble bel et bien la souriante incarnation qu’on devine un brin rigide.

Et chaque village a son culte auquel les enfants sont tenus de participer. On n’a pas le choix. On va à l’église pour entendre la parole de Dieu, celle qui dit la vérité. Les autres sont au mieux dans l’obscurité, au pire dans le péché.

Dans les années 50, le curé du village du spectacle s’appelait Charles Mayor. A la même époque, dans le val de Bagnes voisin, il y en avait un autre qui s’appelait André Perraudin. Ce dernier n’était pas d’accord que les habitant·e·s des montagnes soient mal considéré·e·s par celles et ceux de la Vallée du Rhône.

Il en bâtit une rancune tenace avec laquelle il partit évangéliser les ethnies rwandaises. Et le 11 février 1959, il écrivit une lettre pastorale considérée aujourd’hui par les historiens comme un déclencheur du génocide de 1994. Il y opposait les riches Tutsis des plaines contre les pauvres Hutus des montagnes… Vous le voyez le point commun entre les fanfares de Chermignon et la folie religieuse instrumentalisant l’école pour mieux enfermer les esprits dans une morale … immorale ?

Mais ne jetons par le bébé avec l’eau du bénitier. Au XVIe siècle, le chanoine (!) philosophe Erasme a eu cette célèbre citation : « On ne naît pas homme, on le devient ». Il sous-entendait que l’humanité de l’homme est ce qui nous distingue des animaux et qu’une solide éducation nous permettrait de tendre vers l’éthique ricoeurienne[2]. Il fallait donc échafauder les valeurs afférentes. Le patriotisme au sens de Rousseau[3] en étant une.

Et, c’est là où le chat bacanonirois[4] retombe sur ses pattes. Dans le spectacle, Pierre-Isaïe Duc explique que, tous ces gens sur la photo d’il y a cinquante ans, il les connaît par cœur, comme si un fil invisible traversait la course du temps. Quelque chose en lien avec leur origine montagnarde les a soudés. Très différemment de la norme d’indifférence à l’autre ressentie dans nos modernes urbanités. Il y a donc aussi du bon à faire groupe autour de la place du village, du même préau d’école, à ressentir la force de ses racines, enchevêtrées dans le brouillard trouble de la forêt de nos enfances.

Ces gamins nés au même endroit, ils n’ont pas oublié d’où ils viennent, avec qui ils ont grandi. Ils se sentent solidaires, soudés pour la vie. Ils se connaissent d’ailleurs encore tous un demi-siècle plus tard. Quelque chose a ainsi résisté au délitement citadin. C’est fort et c’est beau. Ils se comprennent puisqu’ils partagent les mêmes bouts de souvenirs : les cigarettes en cachette, la fois où on a touché un mort, les trois premiers flocons de neige…

… et Isabelle Outili, au dernier rang sur la photo, avec le pull jaune et le teint mat. Isabelle Outili, c’est l’étrangère du bled. Sa famille et elle ont essayé de s’intégrer. Y sont-ils parvenus ? En tout cas, ils sont vite repartis… On pense alors à la manière dont ça devait cabaler sur le sujet par là-bas à l’époque. Au risque que les montagnes attisent le repli sur soi ainsi que l’hégémonie des idéologies droitistes et des dérives nationalistes. Et aujourd’hui ?

La photo de classe est une expérience commune pour toute personne qui a fait son école en Suisse. Il y a donc une inévitable résonance entre l’histoire de Pierre-Isaïe Duc et celle de la plupart des spectateur·ice·s. Au-delà, l’instantané fixe un point dans le passé à partir duquel on peut mesurer l’évolution d’une société. Comme à travers certains objets (le pupitre en bois), certains jeux (le lance-balle à ressort multicolore, les castagnettes tac-tac aux petites boules en plastique rouge, …), certaines coutumes (veiller la grand-mère sur l’alpage jusqu’à sa mort) qui marquent une époque.

Nostalgie douce et violente des images désuètes de nos enfances : l’abnégation maternelle contre l’autoritarisme patriarcal, la poésie des quatre saisons contre la terreur des masques de carnaval, les amitiés à vie contre la haine de certains secrets enkystés dans les non-dits. Il en ressort un portrait clair-obscur qui permet de faire le tri dans nos héritages : Qu’est-ce que je garde et de quoi je m’émancipe ?

Pierre-Isaïe Duc est un des rares de la photo à avoir quitteé le village. Cela lui permet certainement d’en parler avec une proxémie délicate : De l’enfance, il me reste la nostalgie, la gentillesse et la naïveté. Plusieurs fois cette réplique revient. On y retrouve toute l’authenticité et l’intimité avec lesquelles le comédien est allé à la rencontre de ses amis d’enfance. On le sent serein, ayant dorénavant fait le tri et pouvant alors apprécier tout en nuances les affects et contre-affects que chacun·e entretient avec son histoire.

Et de Gaza à Fort-de-France comme de Kigali à Chermignon, c’est ce que nous pouvons souhaiter de mieux pour que les petits humains d’aujourd’hui deviennent des gardien·ne·s de la paix de demain car, comme le dit le pédagogue Philippe Meirieu : La question n’est pas tant de savoir quel monde nous allons laisser à nos enfants mais quels enfants nous allons laisser au monde.

Stéphane Michaud
(du Val de Bagnes)

Infos pratiques :

Apepipopup !, de Pierre-Isaïe Duc, au Grütli du 15 au 19 octobre 2024.

Avec Pierre Isaïe Duc

https://grutli.ch/spectacle/apepipopup/

https://www.crochetan.ch/event/apepipopup/

https://www.youtube.com/watch?v=rz9nnCcv8AE&t=37s

Photos : © Florence Zufferey

[1] Aimé Césaire

[2] Paul Ricoeur définit l’éthique comme la visée de la vie bonne avec et pour autrui au sein d’institutions justes.

[3] « Jean-Jacques, aime ton pays »

[4] Surnom des habitants de Chermignon en patois valaisan : « Ceux qui mangent du lard ».

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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