Les réverbères : arts vivants

Collapsologie montagnarde

Mort d’une montagne est une chronique saisissante de l’anthropocène. Loin d’être moralisateur, le spectacle captive en réunissant l’intime de quelques fortes histoires humaines avec le quotidien d’un milieu montagnard bouleversé par le réchauffement climatique. La fluidité de l’écriture, la magie de la scénographie et la formidable palette de jeu des comédien·ne·s en font un important moment de théâtre.

Imaginez-vous caillou. Né il y a 500 millions d’années. Ayant connu la Pangée, l’apparition et la disparition des dinosaures. Vous avez vécu sous l’eau, puis sur une île avant de vous retrouver perché au sommet des Alpes, bien calé dans le permafrost. Mais voilà que ça se réchauffe. Ça ruisselle. Et ça décroche. L’avalanche de pierres dont vous faites partie s’abat sur les hommes. C’est fini.

Rapprochons-nous maintenant de ce coin de montagnes sur lequel vous pensiez passer tranquillement les quelques millions d’années à venir. Nous sommes dans le massif imaginaire des Hautes-Aigues. C’est un pan du sommet principal, la Grande Reine, qui vient de s’effondrer. Et c’est le début d’une chronique théâtrale attachante et haletante qui nous entraîne dans le quotidien d’une communauté montagnarde en proie avec les chambardements climatiques actuels.

Nous suivons une famille, deux frères et une sœur, dont l’histoire est profondément liée à la montagne. Le père était guide, il est mort là-haut. Un des fils marche dans ses pas, la sœur est gardienne du refuge et le troisième enfant essaie en vain de s’éloigner. Or, peu de temps après la chute des roches sur le village, une alpiniste parisienne veut entreprendre l’ascension du sommet meurtri. Le fils-guide hésite puis accepte. Sa sœur se fâche, elle qui compte les morts depuis trop longtemps, le dernier en date étant son amoureux. Le deuxième frère, quant à lui, cherche sans grand succès des solutions au niveau politique. Voilà pour le pitch. Le public assistera alors, étape après étape, grâce à une structure narrative limpide, à la dramaturgie aboutie de l’escalade des hommes et de l’Humanité vers leur chute.

Les comédiens, outre les personnages principaux, endossent avec talent une série de rôles secondaires : alpinistes locaux, anglais et chiliens, déléguée du préfet, maire du village, militante écologiste, journaliste, éleveur, … Il y a du Michalik dans la dynamique de la mise en scène et l’économie choisie pour faire image, le tout étant d’une efficacité remarquable.

Notons en parallèle le somptueux travail scénographique et visuel qui met en valeur le choix de travailler avec un grand tulle central. Les projections d’ambiances montagnardes sur ce tissu transparent nous situent à mi-chemin du symbolique et du figuratif dans une dynamique d’ombres et de lumières qui rythme le temps qui passe. C’est une grande réussite. Tout comme la bande-son qui ne cesse de gronder, de venter et de craquer de manière effrayante pendant toute la traversée de cette émouvante anatomie solastalgique.

On sent bien que les co-auteurs, François Hien et Jérôme Cochet, ont effectué un travail documentaire remarquable pour mettre en débat l’actualité du désastre écologique. Il faut tout d’abord rappeler que cette fiction s’appuie sur des faits scientifiques avérés et des témoignages recueillis auprès de différentes personnes et organisations qui subissent de plein fouet les conséquences des actions de l’homme sur la nature. En partant de la réalité et des enjeux locaux d’une vallée de montagne, l’écriture touche à l’universel de la destinée humaine. Avec en toile de fond des questions de liberté et de finitude, symbolisées par la quête de ces sommets qu’on pensait éternels. Or aujourd’hui, à l’aune du changement climatique, les cartes sont rebattues et ce qui paraissait acquis hier ne l’est plus. Pourra-t-on demain se promener en montagne ? Continuer à y grimper et/ou skier ? Devrons-nous fuir ces contrées devenues dangereuses comme d’autres auront à quitter le bord des mers et océans qui ne cessent de s’élever ? Quelles nouvelles lois pour organiser la vie en communauté ?

Le texte du spectacle est dense sans être indigeste. On aurait certes pu faire quelques ellipses mais l’ensemble tient remarquablement et nous entraîne dans une aventure poétique, haletante et belle à la croisée des chemins personnels et collectifs. On est touché·e par l’humanité des personnages et le crépuscule annoncé d’une époque insouciante où la montagne était un terrain de jeu, de contemplation, de dépassement de soi et de rêves étoilés.

Ce spectacle honore le théâtre comme un espace créatif qui questionne et donne à penser sur des sujets sérieux sans se prendre au sérieux. Celles et ceux qui se disent gavé·e·s des discours sur le climat pourront donc allégrement continuer à procrastiner en ne croyant pas l’évidence qui nous touchera tous plus tôt que tard. Il faut donc au contraire s’atteler sans relâche à redéfinir tous ensemble la nature comme un bien commun et une valeur sacrée non-négociable. Les initiatives en ce sens se multiplient partout sur la planète et Mort d’une montagne y contribue brillamment.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Mort d’une montagne, de François Hien et Jérôme Cochet, la Cie Les non-alignés, à l’Usine à Gaz, les 28 et 29 septembre 2023

Mise en scène : Jérôme Cochet

Avec Fabienne Courvoisier, Stéphane Rotenberg, Camille Roy et Jérôme Cochet

https://usineagaz.ch/event/mort-dune-montagne/

Photos : © Emile Zeizig et Alain Douce

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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