Combattre au lieu de se battre
Alors que les salles de spectacle sont fermées au public, quelques journalistes et professionnels ont été invités à assister à une représentation de Ever, le dernier spectacle de la compagnie 7273, à l’ADC. Une pièce sous tension, où chacun lutte face au tumulte du monde.
Sur la scène, autour de leurs tabourets blancs, les huit danseurs et danseuses s’échauffent, s’étirent et se font face. Une sonnette retentit et les deux premiers combattants s’avancent. Entre clés de bras et autres brises d’immobilisation, ils se livrent un véritable combat, remplis d’intensité. Aucun ne sort vainqueur, ils sont de force égale. Fin du 1er round. S’enchaîneront d’autres combats, parfois en 1 contre 1, parfois à plusieurs, ou encore accompagnés de cris de provocation, d’encouragement ou de conseils de coachs, lorsque certain.e.s observent, sans combattre…
Sortir de ses habitudes
Ever n’est pas vraiment un spectacle de danse. Du moins, pas à proprement parler. Afin de s’y préparer, la compagnie 7273 s’est entraînée pendant trois mois avec un coach de MMA. Ensemble, ils ont appris ce que signifiait avoir mal, encaisser des coups et subir des étranglements. Car dans ce sport mélangeant de nombreux arts martiaux, tous les coups ou presque sont permis, le but étant de soumettre son adversaire en le mettant au sol. Mais que vient faire une telle technique dans un spectacle de danse ? C’est l’idée même du combat, de la lutte incessante, qui a inspiré cette rencontre. Les danseurs et danseuses sont sortis de leur zone de confort, en apprenant des techniques totalement différentes de celles dont ils avaient l’habitude.
On pourrait résumer Ever comme étant un spectacle de danse sans danse. Faissal El Assia, danseur de la troupe, définit ses impressions en disant qu’il « danse avec l’état de corps d’un combattant ». Quelle meilleure formule pour désigner ce spectacle à part, dans lequel il n’y a pas de chorégraphie véritable, mais juste une trame qui se répète de soir en soir, des combats sans cesse différents qui voient toujours s’opposer les mêmes adversaires ? Ainsi, selon l’humeur, la forme du moment, ce qui s’est passé la veille, les événements peuvent prendre une toute autre tournure, dans une forme d’improvisation qui se développe selon le ressenti de chacun.e. De ce fait, une vraie sincérité se dégage de Ever. Et si tout peut changer d’un soir à l’autre, il en va de même des impressions et des effets que cela a sur les spectateur.trice.s. Chacun.e y verra, sans doute, autre chose que son voisin ou sa voisine. Et c’est aussi ce qui fait la beauté d’une telle pièce.
Un combat constant
Ce qui frappe d’abord dans Ever, c’est l’absence de musique. Elle n’arrivera que dans le climax du spectacle, lors du combat final. Jusqu’à ce moment, son absence permet d’entendre tout ce qui se passe sur la scène : le souffle des combattants qui encaissent les coups, le bruit des mains et des pieds qui claquent sur le corps de l’adversaire. Confronté à ce silence des affrontements, le public ne sait plus vraiment s’il assiste à un spectacle ou à un combat. La violence sur la scène est extrême, on a peur pour l’un, on se surprend à encourager l’autre, surtout quand le combat paraît déséquilibré… et pourtant, on reste confiant. Confiant, car on sait que les techniques employées sont théâtralisées et qu’il n’y aura pas d’accident. Et l’adrénaline est là, pour les danseurs et danseuses comme pour nous. On a envie de crier, de les prévenir du coup qui arrive en traître, de s’insurger. Mais on ne le fait pas, parce qu’on n’a pas le temps et qu’on est pris dans ce combat qui devient presque poétique, à la limite de la danse.
C’est sur cette limite que joue Ever, ce qui nous permet de rester dans le domaine du spectacle, pour que la violence soit acceptable. Cette violence qui se joue sur la scène peut évoquer celle de la vie, celle qui se joue en nous aussi. Les rapports de force changent, les retournements de situation sont légion et il n’y a jamais vraiment de vainqueur. On y voit notre lutte de tous les jours pour gagner notre place, dans le travail, dans la société. Il y a comme une métaphore de ce combat constant, dans lequel chacun.e fait avec ses armes propres, qu’il s’agisse de la force frontale, de la ruse, de la réflexion. La personnalité de chacun.e semble ressortir sur la scène, notamment lors du combat entre Laurence Yadi et Benjamin Sanou, qui la dépasse de deux têtes et doit bien peser 30 kilos de plus… Alors il faut trouver un autre moyen de s’imposer, de résister, de le mettre à terre, comme on le ferait dans la vie quotidienne. Et comme dans la vie, il y a des règles à respecter, c’est là toute la différence entre se battre et combattre : lorsqu’on se bat, on le fait seul ; lorsqu’on combat, on suit des règles et on entre dans un dialogue avec l’autre, à l’image aussi de la danse contact, pour reprendre le jargon de la discipline.
Un spectacle de danse, quand même
Et pourtant, la danse est là, moins flagrante que ce dont on a l’habitude. Elle apparaît d’abord en substance, lorsque deux danseurs se prennent les bras et tentent de se libérer, dans une forme d’étreinte, d’abord lente, qui s’apparente à une chorégraphie presque sensuelle, avant de revenir dans la force du combat, avec ces corps qui s’entrechoquent. Elle apparaît encore lorsqu’Isabel Castro semble prise d’une transe. Dans un moment particulièrement poétique, elle se met à fredonner un air, à le chanter, faisant surgir un autre mouvement de son corps. Une vraie danse. Et comme si la musique sortait d’abord d’elle, elle résonne finalement sur la scène, de plus en plus forte, de plus en plus intense, de plus en plus dissonante, pour mener au combat final entre les quatre derniers danseurs et danseuses sur la scène. Un combat jusqu’à l’épuisement, où on ne sait plus qui affronte qui. Il n’y aura pas de vainqueur. Métaphore de la vie encore une fois, où les adversaires changent, où celui qui nous mettait des bâtons dans les roues peut devenir un allié fidèle, et vice-versa…
Au final, si on est d’abord un peu déboussolé par Ever, qui s’avère ne pas être un spectacle de danse à proprement parler, loin des habitudes de la compagnie 7273, on ressort de la salle emplis d’émotions et de réflexions entremêlées. À mi-chemin entre le combat et le spectacle, ce moment théâtralisé nous a fait réfléchir. Et même si chacun.e y aura vu quelque chose qui lui est propre, Ever n’aura laissé personne indifférent. Il n’y a plus qu’à espérer que ce spectacle puisse se rejouer devant un vrai public, ce qui serait mérité, des deux côtés du 4ème mur…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Ever, de la Cie 7273, spectacle annulé du 20 au 24 janvier 2021 à l’ADC
Concept et chorégraphie : Laurence Yadi et Nicolas Cantillon
Avec Nicolas Cantillon, Otis-Cameron Carr, Ana Isabel Castro, Ryan Djojokarso, Faissal El Assia, Alix Miguel, Benjamin Sanou, Laurence Yadi
https://pavillon-adc.ch/spectacle/laurence-yadi-nicolas-cantillon-creation-2021/
Photo : © Grégory Batardon