Comme des bêtes : faire un pas de côté
Univers montagnard, étrange et magique en ce moment à l’Orangerie, avec Comme des bêtes, dans une mise en scène de Manon Krüttli. Un spectacle riche tant sur le fond que dans la forme, qui nous invite à faire un pas de côté et regarder l’Autre autrement.
Tout commence à la suite d’un fait divers, dans une région reculée de montagne, où l’on dit que les grottes sont habitées par des fées. Une jeune fille est retrouvée, nue, auprès d’un individu surnommé « l’Ours » en raison de sa grande taille et du fait qu’il ne parle pas. Le voilà rapidement arrêté et la jeune fille mise à l’écart. S’ensuit un long interrogatoire des gens de la région, que nous écoutons tour à tour, toutes et tous interprétés par Jeanne De Mont et Juan Crespillo. On y découvre le parcours chaotique de l’Ours et la légende de la grotte aux fées. Entre peur de cet être étrange et tentative de le comprendre, le spectacle bascule dans un mystère qui dépasse l’entendement et les habitants des lieux.
Une mise en scène pluridisciplinaire et riche
Comme des bêtes, en plus d’être un texte particulièrement fort, est aussi un spectacle très visuel, donnant aux mots de Violaine Bérot. Co-concepteur du spectacle du spectacle, Jonas Bühler a imaginé un décor fait de montagnes en peaux de bêtes, collés sur un rideau en fond de scène. Ce choix en dit déjà long sur le propos de la pièce : comme si celui qu’on nomme l’Ours, lui aussi habillé de peaux de bêtes au début du spectacle, ne faisait qu’un avec la Nature, indissociable du lieu. Et, pour figurer cet univers montagnard, la scène est composée de diverses plateformes réglées à différentes hauteurs, comme un petit sommet. On plonge ainsi véritablement dans le lieu où se déroule l’action. Les costumes imaginés par Paola Mulone ajoutent encore à cette dimension, en rappelant les vêtements traditionnels des armaillis notamment.
Dans ses choix de mise en scène, Manon Krüttli fait un joli clin d’œil au cinéma documentaire. Comme des bêtes pourrait d’ailleurs être une forme de documentaire. Ainsi, les deux comédien·ne·s changent de position sur la scène à chaque fois qu’iels interprètent un autre personnage, comme dans une suite d’interviews, avec un cadre qui n’est jamais le même. À certains moments, les voilà même qui parlent en même temps, prononçant les mêmes mots, mais pas au même rythme, pas avec la même intonation. Ce qui donne une impression de concordance, de connivence sur ce dont témoignent les différents personnages, tout en gardant un certain naturel. Et si l’on se questionne pendant un moment sur la présence des trois hommes plus âgés, on finit par les voir comme des allégories : images de ceux qui ont toujours vécu ici et partagent l’apéritif tous les jours, en chantant des chansons traditionnelles qu’ils ont appris, mais aussi, pourquoi pas, fées qui veillent sur la vallée. On n le saura jamais vraiment, mais c’est aussi ce qui fait la beauté de l’instant.
Mais surtout, ce que l’on retient de cette mise en scène, c’est l’Ours, interprété par Marcel Leemann et qui, sans prononcer un seul mot, en dit tellement sur lui. Le danseur, illustrant les propos des témoins, parvient à mélanger dans ses mouvements l’innocence de l’enfance, avec ses gestes pas encore vraiment sûrs ni complètement coordonnés, en équilibre précaire, avec l’agilité de la bête, et toute la puissance qui s’en dégage. Pour preuve ce moment où il monte jusqu’en haut de la structure scénographique, à quatre pattes et à une vitesse folle. Ou encore cet impressionnant solo, sur une musique résonnant de plus en plus fort, durant laquelle toute sa violence semble se déchaîner, soulevant des rondins de bois et les gens avec véhémence. De quoi confirmer les propos des témoins qui disent qu’ils en ont peur ? Ou l’occasion de prendre le contrepied en tentant de le comprendre comme le fait l’un des habitants du village ?
Faire un pas de côté
Beaucoup des habitants des lieux craignent l’Ours : de son ancienne maîtresse d’école à ses camarades de classe, en passant par les policiers qui le côtoient désormais. Avec sa grande taille, ses grognements, c’est vrai qu’il a de quoi interloquer. Mais c’est surtout la réflexion d’un homme, celui à qui on attribue « le don » et à qui on confie les bêtes malades, que l’on retient. Car lui a compris, en changeant de perspective. Plutôt que d’accuser l’Ours de tous les maux et de se laisser diriger par la peur, il s’est montré patient, l’a observé et côtoyé, comprenant son lien particulier à la Nature, aux animaux, aux autres… Car tout ce qu’il veut, c’est soigner, aider et protéger. D’où le déchaînement de la violence quand on lui retire cette petite fille. Sans trop en dévoiler sur le récit, nous dirons ici simplement que l’Ours donne vie aux légendes de la région : en plus d’avoir « le don » – l’homme à qui on l’attribue va en réalité le voir pour soigner les bêtes –, il prend le rôle des fées, celles à qui on confie les enfants abandonnés pour les protéger. D’où sa présence avec cette jeune fille dans la grotte. Il ne faisait que l’aider…
Comme des bêtes nous invite ainsi à changer de perspective, à ne pas juger sans savoir, sans tenter de comprendre. La fin du spectacle, avec l’effroyable témoignage de la mère de l’Ours est à cet égard particulièrement convaincante. Elle dévoile le secret qui la hante depuis des années, et sur lequel personne ne s’est jamais posé de questions, se contentant de juger l’Ours et sa relation avec sa mère. Et l’on voit où cela conduit. Alors, au lieu de croire qu’on sait tout et qu’on peut se permettre de donner un avis sur tout, on devrait peut-être réfléchir un peu, se questionner et s’intéresser un peu plus aux autres. C’est ce que je retiens de Comme des bêtes.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Comme des bêtes, de Violaine Bérot du 16 au 28 août 2022 au Théâtre de l’Orangerie
Conception : Manon Krüttli et Jonas Bühler
Avec Marco Bernath, Roland Blättler, Juan Antonio Crespillo, Jeanne De Mont, Roland Krüttli et Marcel Leemann
https://www.theatreorangerie.ch/events/comme_des_betes
Photos : © Dorothée Thébert