Un feu d’artifice théâtral
Sauvage et libre, tels sont les adjectifs choisis par le Théâtre de Carouge pour présenter la saison 2022-2023. Sauvage comme l’est n’importe quel animal scénique que vous risquez de rencontrer au détour de l’un ou l’autre des dix spectacles proposés. Libre, à l’image évidente du directeur des lieux revendiquant une programmation éclectique et réjouissante. Suivez le guide.
Écrire sur la prochaine saison du Théâtre de Carouge c’est un peu comme commenter depuis la rue Ancienne la carte de l’auberge du Lion d’Or sans pouvoir entrer pour y goûter. Il y a quelque chose de frustrant à faire malgré soi la pub d’un objet qu’on ne connaît pas. De plus, ces présentations de saison sont trop souvent ennuyeuses, se résumant à une litanie de propos plus ou moins racoleurs sur la kyrielle de spectacles prévus. Il faut bien attirer le chaland…
Rien de tout cela ici. Le Roi Liermier fait de ce rendez-vous un événement en soi. La salle est pleine à craquer, 468 places… Il faudra d’ailleurs un bis repetita l’après-midi même pour satisfaire le nombreux public. Dès le début du « show », le directeur du « plus beau Théâtre de Carouge du Monde » tonne le ton. Il est seul en scène et le restera quasiment l’heure durant.
Le bonhomme est comme à son habitude frétillant, truculent, lettré et captivant. Aidé de projections vidéos et photos, il revient sur la saison écoulée avec un savoir dramaturgique bien à propos : la construction du nouveau théâtre en pleine pandémie, l’exil niçois de la cuisine, l’esprit du renard[1], l’inauguration en zigzaguant entre Covid, reports et annulations, l’éblouissement renouvelé à chaque création, le taux de remplissage soviétique, le crève-cœur poquelinesque résolu sans oublier la belle mise en lumière de chaque rouage de cette formidable fabrique de rêve qu’est un théâtre.
Arrive enfin le moment d’annoncer la saison prochaine. Rien que du beau monde d’ici et d’ailleurs : la sidérante circassienne protéiforme Vimala Pons nous entraînera tout d’abord dans le Périmètre de Denver pour résoudre un meurtre dans un hôtel anglais.
Nous sillonnerons ensuite les communes genevoises avec le camion théâtre pour nous rapprocher des habitants grâce à la nouvelle création de Dominique Ziegler. Le spectacle s’appelle Neolithica (Le grand secret) et nous invite avec humour à un voyage aux tréfonds de nos origines.
Nous n’en aurons pas pour autant terminé avec les méandres du temps. Un détour plus loin, dans l’exploration onirique d’Arca Ostinata, on découvrira la magie du théorbe, une sorte de luth formidable à cou de girafe créé en Italie à la fin du XVIème siècle.
Sans transition, le clown déjanté et inclassable Martin Zimmerman, lauréat 2021 du Grand Prix suisse des arts de la scène, nous proposera sa Danse macabre pendant laquelle, avec sa force burlesque et magnétique, il convoque la mort dans la ronde baudelairienne de quatre clowns en équilibre dans un monde fragile.
S’ensuivra, à l’automne, assurément un autre grand moment où théâtre, musique et chant lyrique se marieront grâce à la langue poétique et féconde de Valère Novarina qui, dans Le Jeu des Ombres, réécrit librement le mythe d’Orphée et Eurydice avec la complicité de l’hyper-talentueux Jean Bellorini pour une mise en scène déjà saluée par la critique.
Et quoi de mieux que de préparer les Fêtes avec Molière – né il y a 400 ans – et la version liermienne du Malade imaginaire ? Cette reprise de 2014 nous permet de réaffirmer que rire de la maladie et de la mort est un commerce toujours florissant, encore plus dans une actualité virale à souhait où les Diaforus de toutes sortes se prennent souvent pour Nostradamus.
Vous avez aimé finir 2022 avec Gilles Privat en Argan ? Vous adorerez commencer 2023 aussi avec cet immense comédien. Dirigé par Alain Françon et partageant le plateau avec le non moins géant André Marcon, cette fine équipe s’attaquera à un chef d’œuvre du théâtre de l’absurde : En attendant Godot. Force est de constater qu’il y a à l’évidence de quoi se réjouir.
En parallèle, dans la petite salle, se déroulera La Règle du jeu, adaptation théâtrale du mythique long-métrage de Jean Renoir lui-même inspiré par Musset et Beaumarchais. Chassé-croisé vaudevillesque, portrait féroce de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie d’avant-guerre, le spectacle là encore « brasse du lourd » avec Robert Sandoz à la mise en scène et Brigitte Rosset sur les planches.
Au printemps, deuxième mise en scène de la saison pour l’empereur des lieux avec On ne badine pas avec l’amour de Musset. Ce texte envoûtant sur le drame d’une passion amoureuse au sortir de l’adolescence contient une force inouïe que le tourbillonnant Jean Liermier ne cesse de questionner depuis des lustres : Pourquoi aimer si cela fait si mal ? Mais le plus grand mal n’est-il pas de ne pas essayer… d’aimer ?
Enfin, pour clore ce feu d’artifice, nous irons retrouver Une maison de poupée d’Henrik Ibsen et son héroïne Nora, plus moderne que jamais dans son engagement pour s’affranchir et se respecter. Et qui mieux que la prometteuse Anne Schwaller pour mettre en scène et faire résonner le combat d’une femme libre ?
Force est de constater que chacun des dix plats mis en valeur par le grand maître de cérémonie carougeois donne envie. Et que nous ressortons de cette présentation de saison épaté par la promesse de ce menu théâtral à consommer sans modération d’ici peu.
Stéphane Michaud
Retrouvez le programme complet de la saison et tous les détails de chaque spectacle sur le site du Théâtre de Carouge.
Photos : © Corinne Jaquiéry et Marie Marcon
[1] Lors de la construction du nouveau Théâtre de Carouge, un renard est venu y faire sa tanière. Sa photo a contribué à l’imagerie de la saison passée. Depuis, il a été accompagné dans une forêt et son esprit demeure.