Comment survivre à l’été : 7 — Plages
Bien que la réciproque ne soit pas toujours assurée, une plage c’est un été. Un peu comme la fumée sans feu ; les plages n’existent qu’au travers d’eux. Au travers de leur souvenir, parce qu’ils y ont eu lieu. Et parce qu’il y en aura encore. Il était donc temps d’en arriver aux plages. Enfin temps d’en parler.
Il y a deux types de plages. Les plages d’eau douce, les lacs, et les plages d’eau de mer. A chacune ses spécificités, chacune ses lois. Et puis, oui, d’accord, il y a aussi des fleuves, et des rives où les gens se posent. Mais les fleuves, ça fait peur, ça va vite et c’est sombre, et tout en longueur, et je ne connais pas bien. Et ça n’a jamais vraiment de plages — jamais exactement des plages. On en restera donc aux lacs et aux mers, en s’attardant plus spécifiquement sur la seconde option.
Plages de lacs.
Contrairement à la mer, les plages de lacs ne constituent pas des à-côtés absolus de la vie quotidienne ; lorsqu’on est au lac, on est encore dans la ville, encore à la ville, toujours un peu soi-même. On se détend, certes — pour peu qu’on y parvienne — mais on ne sort pas vraiment de la vie. On voit la ville de l’autre côté, on voit le bout, l’autre rive. Le large est étroit. On ne reste pas pieds nus, ensuite, quand on marche dans d’autres rues de cette même ville de la plage.
Et puis c’est plus calme, du moins le danger est-il plus subtil. Moins de poissons, moins d’inconnu, moins de légendes urbaines des profondeurs. Moins de crainte dans le vide sous ses pieds. Des silures, tout au plus. Des puces de canard. Et des algues, longues, qui enlacent les jambes, qui semblent bouger par elles-mêmes. Avec un peu d’imagination, il y a tout de même de quoi se faire peur.
Souvent des galets, rarement du sable. Chaque pas est inégal. Comme un loto du pied, en espérant qu’il ne tombe sur rien de pointu. Parfois, les pierres se dérobent, après la pose de la plante, après le pas, et glissent de quelques centimètres. Et puis les pierres ne s’arrêtent pas à l’eau, elles continuent jusqu’à plus pied. Le lac demande plus d’imagination pour croire aux plages, mais on y parvient.
Plages de sel.
Les plages de sel fonctionnent différemment. Elles ont le plein pouvoir sur l’air ambiant, sur les villes et les villages qui leur servent de rives. La mer se poursuit en dehors de la plage. Et toutes les rues y mènent. Toutes les rues mènent au large, donnent sur l’infini. S’y jettent.
Quel que soit l’endroit qui donne son nom au lieu de cette plage, on s’y retrouve en dehors de tout. Sans gravité. Dans un espace où plus rien ne nous tombe dessus avec la même force. La même violence. On est un peu soi-même, mais avec moins de mal, et plus de chaud. Et l’air du sel. Puis le bruit de l’eau qui se recrache et réaspire sans fin, à un rythme légèrement irrégulier qu’on croît vite assimiler, mais qui demeure en fait insaisissable.
Et vous me direz que lorsqu’on y parvient, il n’y a plus de raison de chercher à survivre. Qu’il n’y a plus rien à craindre. Que tout se résout enfin, et que l’été est sauvé. Parce qu’il n’y a rien de tel. Parce que c’est infiniment beau.
Voir la mer.
Et je vous dirai que oui, qu’il n’y a plus à craindre l’été. Que tout se brise dans le roulement des vagues. Et tout échappe à l’emprise de nos pensées, pour se jeter au-delà de cette ligne d’où l’horizon ne nous revient jamais.
MAIS. Qui dit plages dit gens, qui dit gens dit monde, qui dit monde dit vivre ensemble, et qui dit vivre ensemble dit soucis. Hehe. Je n’allais tout de même pas en rester là !
Par où commencer, par qui ? Il faut savoir que nous endossons tous un des quelques rôles à disposition pour passer quelques heures sur les plages. Jamais rien de très original, l’éternelle comédie humaine. La Grèce antique, etc.
Toujours la petite grand-mère qui ne nous dérange pas, puisqu’elle fait ses premières longueurs à huit heures du matin, quand la mer est encore propre, et qui nage jusqu’au ballon rouge pour revenir ensuite. Toujours l’enfant, entre adorable et terrible, selon l’orientation des ombres, le déplacement du soleil, les heures de la journée. Il creuse un trou dans le sable, il court de l’eau au trou, du trou à l’eau, avec son seau. Il croit qu’il va faire une piscine sous le parasol, il y croit. Et on le regarde faire, on sait, mais on ne dit pas. Que l’eau rentre dans le sable et ne fait que lisser les parois de la piscine, qui reste toujours aussi vide. Il s’enterre, il parle à un autre enfant, ils s’enterrent. Ils s’ensablent. Ils ont la peau recouverte de sable, et s’en accommodent. Ils vont voir les poissons. Pas trop loin, on leur dit. Oui oui, ils disent. Puis ils vont trop loin. Et on va les chercher. Ils tirent au pistolet à eau, ils envoient des balles dans des visages, les font rouler sous les pieds de gens qui traversent. Ils crient balle, on la leur rend, on essaye de la prendre tandis qu’elle monte et descend sur le passage des vagues. Et nous on écrase leurs châteaux.
Toujours le groupe de jeunes, celui qui parle fort, qui joue au volley dans l’eau jusqu’aux mollets, qui rit fort, saute dans l’eau, se recoiffe. N’a pas l’air d’avoir les yeux qui piquent. Toujours quelqu’un qui est sous votre parasol, à un moment, que vous ne connaissez pas, et que vous n’osez pas trop chasser, mais qu’en même temps c’est votre parasol. Toujours quelqu’un qui oublie de mettre ses chaussures pour aller jeter quelque chose à la poubelle et qui se brûle les pieds entre l’allée et le retour. Aie. Aie. Toujours l’enfant qui ne veut pas mettre sa crème. Puis l’enfant et sa glace. Puis l’enfant après son dernier bain, celui pour se rincer, quand on le porte jusqu’au linge pour qu’il ne se salisse pas les pieds, qu’on enrobe, et qu’on dit : « J’ai attrapé un gros poisson, miam miam miam ». Il a les joues toutes rebondies, un peu collantes de sel et de chaud, et des petits poils blondis sur le visage.
Quelques fois la piqûre de méduse, la question de ce qu’on doit faire. Pipi dessus. Je ne sais plus. Ça ne m’est pas encore arrivé.
Et au milieu de tout ce monde, toujours le même, jamais vraiment, mais absolument pareil. Voir la mer.
Toujours les pieds qui s’enfoncent dans le sable mouillé, ou brûlent. Toujours essayer de trouver le bon compromis pour se balader sans entraves. Toujours midi. La chaleur maximale, l’ombre verticale, le repli. A midi étrangement tout s’arrête, tout se fige, se calme. Il n’y a que la mer pour s’agiter. L’eau elle- même brûle.
Et tout reprend.
Les plages de mer semblent figées dans le temps, on ne pourrait pas les changer. Ni nous-mêmes lorsqu’on y passe. On est toujours un peu agacé par certains agissements de ce monde, par cette promiscuité, on est toujours le crétin de quelqu’un d’autre. Mais toujours un peu moins que les autres. Dit-on, pense-t- on. On voit la mer, puis on oublie qu’on l’a vue. C’est comme si elle avait toujours été là. On ne s’en lasse pas, mais presque, parfois. On entend toute la journée le tschhhh et le hhhhcst qui fait l’écume pour la dissoudre. Puis à un moment il fait soir. A un moment les parasols se referment. Il fait doux et la mer se calme. Elle devient plus opaque, on n’y voit plus que les couleurs du couchant. La ligne au fond. On rince, on range. Et on revoit la mer, enfin. On la voit encore. Et comme pour la première fois, on ne comprend pas.
C’est à ce moment-là que ça se calme, que les gens se dissipent pour laisser place à la pensée de la mer. Si la plage c’est l’été et, parfois, par chance, l’été la plage, c’est que tout s’y condense. Tout et tout le monde, et partout et tout le temps. C’est l’apogée de l’été. Du sublime à l’insupportable, l’été. Et encore, je n’ai qu’esquissé la question, je ne l’ai qu’amorcée. Je n’ai rien dit des gens qui regardent d’autres gens, de comment naît le désir en éclair, de comment on aime sur les plages, comment on parle. Faut voir comment on se parle, et qui on est, là-bas. Ce qu’on ose, ce qu’on oublie. Au bord de ce gouffre à l’horizontale, cette fin imminente. La fin de tout.
On rentre, on secoue les pieds, mais on sait. On sait qu’il y aura toujours un peu de sable. On minimise les dégâts, on en laisse le plus possible, pour que la plage ne vienne pas à en manquer. On tape ses pieds avec ses schlaps, on met un linge sur la banquette arrière. On entre et les sièges cuisent, on n’ose pas fermer la porte. Et la clim s’enclenche en chauffage, quelques secondes, au début. On enlève le pare soleil couleur aluminium et puis on part. Le dos qui colle au dossier, les cheveux en sel, le front en eau, dans l’assoupissement du crépuscule.
On y vieillit plus vite. Mille ans, quelque chose comme ça, sur les plages. C’est le coup de soleil, le coup d’été, l’assouvissement de la chaleur. C’est un luxe de pouvoir s’y plaire, et un plus gros luxe encore de pouvoir s’y plaindre. A l’heure où j’écris ces lignes, il y a quelque part des vagues qui s’éparpillent sur le sable, et reculent. Quelque part il fait toujours été. Et même lorsqu’il n’y aura plus d’été. Même après août, septembre. Quelque part, le son irrégulier des vagues dira qu’il a eu lieu.
Luca Leone
Photo : générée par IA
En attendant la semaine prochaine, voici, comme une oreille contre un coquillage, le son de la mer : TSCHhhh, hhhhcst, TSCHHh, hhhhcst, tscHhhhh, hhcst. Belle suite d’été !