Jardin laboratoire et biodiversité en sursis
Capturer la beauté et l’étrangeté d’un écosystème de Jardin d’altitude à travers des images monochromes et organiques. Tel est le geste de la photographe Marine Lanier autour d’une expérience de préservation d’une humanité jardinière en voie d’extinction qui fouette la rétine.
Marine Lanier, une photographe française passionnée par la nature et les éléments et dont le frère est jardinier paysagiste, a séjourné au Jardin du Lautaret en compagnie de chercheurs, scientifiques, botanistes et jardiniers pour réaliser la série Le Jardin d’Hannibal. Ses séjours étaient souvent marqués par des discussions animées le soir, où les histoires de l’épopée d’Hannibal, qui aurait traversé les Alpes par ce col, faisaient partie des récits partagés.
Ces histoires antiques se mêlaient aux instantanés que Lanier réalisait du jardin, créant une vision fantasmagorique et lunaire de notre futur. « Au cœur des lieux que je photographie, j’aime comprendre les légendes qui les impriment. Nombre de ces lieux cherchent à s’approprier l’épopée d’Hannibal et une version controversée suggère qu’il serait passé par le col du Lautaret. La figure de ce Général, qui s’est soulevé contre le pouvoir dominant de Rome, est passionnante. À l’instar du Jardin du Lautaret symbolisant une place-forte écologique résistante et résiliente », détaille Marine Lanier en visite publique de son exposition au Jardin d’Eté d’Arles, l’un des seuls lieux d’accès gratuit de la manifestation.
Diversité d’approche
« Le Jardin en soi est déjà une proposition visuelle, poursuit la photographe. D’où le choix pour les photos exposées de plans souvent très rapprochés avec des couleurs qui se distinguent du vert dominant le Jardin d’été arlésien. Dans l’accrochage, on peut relever l’idée d’une circulation quelque peu labyrinthique fidèle à celle du Jardin du Lautaret. J’aime cette mise en abyme du jardin dans le jardin. » De ses images, se dégage un sentiment poétique et surréaliste de l’ordre de la vibration et du reflet. Le passage des saisons est également rendu perceptible au sein des images tandis que l’accident pour des images dites brûlées[1] est réalisé de manière intuitive et empirique par la photographe.
À l’instar de nombre de ses travaux photographiques, la réalisation se conçoit tel un palimpseste. Si des vues ont été prises dans le Jardin du Lautaret, où les plantes sont classées par continent ouvrant à un rapport quasi géographique au végétal, d’autres instantanés de plantes ont été réalisés notamment dans l’atelier de Marine Lanier situé dans la Drôme.
L’œil découvre aussi des cellules de plantes et des rocailles, tant le minéral habite aussi le Jardin du Lautaret. Sans oublier des photos d’herbier et de glacier qui s’associent épisodiquement par leurs teintes. La couleur rejoignant l’incommunicable, l’indicible métamorphose ce projet initialement documentaire en une poésie sensorielle jouant avec les perceptions de regardeurs et regardeuses.
Parmi les 24 portraits noir-blancs réalisés avec une gamme de gris étendue leur donnant un aspect fantomal, 4 ont été sélectionnés. La dimension somatique, intérieure et inconsciente des scientifiques et chercheur·se·s portraituré·e·s y est modulée. La question du regard est centrale. Il est rarement frontal, souvent dirigé vers un côté de l’image ou immortalisé les yeux fermés. D’où cette idée que « la figure humaine est tournée à l’intérieur d’elle-même, contrastant avec le jaillissement coloré des plantes photographiées », relève Marine Lanier.
Flore alpine sanctuarisée
Le Jardin du Lautaret, posé à 2100 mètres détient le titre de plus haut jardin d’altitude d’Europe face au glacier couleur suie de la Meije (3986 mètres). Ce dernier est à l’agonie, amputé de plus de cinq mètres par an sur une territoire dépendant à 90 % du tourisme. Le jardin exceptionnel abrite une diversité florale unique, classée par continents. Des plantes sont issues de régions aussi variées que les Alpes, les montagnes Rocheuses, le Caucase, l’Himalaya, le Japon, l’Arctique, les Andes, la Patagonie, sans oublier les montagnes africaines.
Cette diversité botanique fait du Jardin du Lautaret un véritable conservatoire de la flore alpine mondiale. « Le monde est tout d’abord une réalité végétale : c’est seulement parce qu’il est un jardin que nous pouvons y vivre. Au fond, nous ne sommes jamais sortis du paradis, nous n’avons jamais abandonné le jardin originel. Nous ne pourrons jamais le quitter. Être au monde signifie pour nous, les humains, être condamnés à nous nourrir de ce que la vie végétale a su faire du soleil et du sol, de l’eau et de l’air », avance le philosophe Emanuele Coccia[2].
Recherche à ciel ouvert
À l’hiver, l’artiste découvre ce sanctuaire végétal à l’occasion d’une résidence artistique en compagnie de Dan O’Brian, écrivain américain, éleveur de bisons et fauconnier si sensible aux conséquences du changement climatique sur les paysages et la faune. Issue d’une famille de jardiniers, horticulteurs et pépiniéristes, la photographe, elle, cristallise au début ses prises de vue sur les glaciers, racines et plantes mortes ou non, écloses au cœur d’un jardin endormi sous le givre de la saison froide.
La photographe se prend alors de passion pour ce lieu végétalisé soutenu notamment par le CNRS et recensant les essences alpines des quatre coins de la planète au fil d’un travail d’arpentage reconduit sur plusieurs saisons. « Le soir venu, chercheur·se·s venu·e·s du monde entier se réunissent. On y observe aussi les avalanches, le loup et fait le bilan des expériences écologiques en cours. C’est un site relativement exigu où il est aisé de se côtoyer », souligne Marine Lanier en entretien au bout du fil.
Depuis le XIXe siècle, le Jardin du Lautaret est un centre de recherche et de conservation botanique. Des étudiant·e·s et des scientifiques s’y pressent pour analyser la biodiversité remarquable du site, entretenir les collections et comprendre les plantes qui survivent dans cet environnement extrême. Une tradition d’échange de graines entre botanistes du monde entier existe depuis deux cents ans, enrichissant le jardin et préservant la mémoire des espèces. Cette tradition illustre une volonté commune de protéger la diversité végétale face aux défis environnementaux croissants.
« Alpage volant »
L’une des expériences les plus singulières menées dans ce jardin est le projet controversé dénommé alpage volant. Il consiste à transplanter huit tonnes d’alpage par hélicoptère en aval, pour étudier les effets d’un écart de trois degrés sur les plantes. Les résultats de cette expérience à l’impact carbone conséquent pour la transplantation jardinière, attendus pour 2025, permettront aux chercheur·se·s d’imaginer le futur des paysages alpins et, par extension, celui des autres écosystèmes.
Le travail de Marine Lanier se situe à la croisée du réel et de l’imaginaire, illustrant les enjeux écologiques et mythologiques de ce jardin extraordinaire. Ses photographies transcendent la simple documentation de la réalité pour offrir une vision poétique et introspective, futuriste et dystopique du monde naturel où plusieurs temporalités entrent en jeu. De l’archaïque au fantastique.
Ces œuvres ont été réalisées dans le cadre de la grande commande nationale Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire, financée par le Ministère de la Culture et pilotée par la Bibliothèque nationale de France (BnF). Ce projet ambitieux vise à documenter et à réfléchir sur les transformations sociales et environnementales en cours, en mettant en lumière des lieux et des récits emblématiques.
Parcours
Née en 1981, Marine Lanier a grandi dans une famille de jardiniers et de marins, une double influence qui se reflète dans son travail. Diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie en 2007, elle développe une recherche centrée sur les questions du vivant, de la structure clanique, du lien et de l’aventure. Son approche artistique combine fable documentaire et réalisme magique, conférant à ses œuvres une dimension narrative et symbolique.
La photographe a publié plusieurs ouvrages, dont Nos feux nous appartiennent et Le Soleil des loups (2023). En 2018, elle a été lauréate du Centre national des arts plastiques (Cnap) pour son projet Les Contrebandiers. Ses travaux sont régulièrement exposés en France et à l’étranger, témoignant de sa vision unique et poétique du monde naturel.
Jeux lumineux et texturés
Marine Lanier utilise la photographie pour sublimer l’invisible. Elle joue avec les lumières, transcendant les notions de réel et d’imaginaire pour produire des images monochromes et organiques. Son œuvre se distingue par une attention minutieuse aux détails et une sensibilité aiguë à la texture et à la lumière, évoquant à la fois le tangible et le fantastique.
Cette approche lui permet de créer des images qui pendulent entre documentaire et onirisme. Ainsi ses clichés du Jardin du Lautaret capturent non seulement la beauté des plantes alpines, mais aussi la fragilité et la résilience de cet écosystème face aux changements climatiques. En mêlant récits mythologiques et réalité scientifique, Lanier invite à une réflexion profonde sur notre rapport à la nature et à notre environnement.
Patrick Lebrun
Infos pratiques :
Marine Lanier, Le Jardin d’Hannibal. Jardin d’Arles. Rencontres de la photographie. Jusqu’au 29 septembre.
Photos : ©Marine Lanier
[1] Une photographie « brulée » est surexposée. Ainsi la quantité de lumière perçue par capteur de l’appareil photo est trop conséquente, ndr.
[2] Emanuele Coccia : « Nous sommes tous une seule et même vie ». Propos recueillis par Nicolas Truong, Lemonde.fr, 05.08.2020