Créer ou ne pas créer : retours sur la Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués
Le vendredi 15 décembre 2023, la Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués s’est offert de la joie, des paillettes et du velours pour dire au revoir à l’année qui s’en va. L’occasion pour nous de revenir sur cette proposition atypique chapeautée par Céline Nidegger et Bastien Semenzato, au Théâtre Saint-Gervais.
Archiver l’inachevé (oui, mais avec poésie !)
Cette semaine, la Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués se transformait… en Bibliothèque de Noël, pour une soirée intitulée « Blue Velvet ». À cette occasion, le 7e étage de Saint-Gervais accueillait un artiste et musicien aux multiples talents : C.J Galan Nicholson, bien connu à Genève (entre autres) dans le milieu du jazz. Mais une Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués, c’est quoi au juste ? C’est d’abord un dispositif qui donne la parole aux artistes – non pas pour présenter des événements, performances, installations ou autres formes culturelles terminées… mais pour parler de toutes ces choses qu’on rêve, qu’on construit, qu’on expérimente au cours d’un processus de création.
Pour Céline Nidegger et Bastien Semenzato, les porteureuses de cette Bibliothèque pas comme les autres, il s’agit de questionner la notion de « résultat ». Peut-on dire que ce qui n’est pas achevé est utile ? La friche, l’essai, le brouillon ont-ils une valeur pour les artistes ? Si oui, laquelle ? Interrogeant une soixantaine d’artistes de tous horizons, Céline et Bastien leur donnent la parole dans des capsules vidéo réalisées en public, et constituent ainsi une archive de la création en devenir… ou en non-devenir. Avec, au bout de la rencontre, une cerise sur le gâteau : un extrait de l’œuvre inachevée. De quoi, peut-être, rêver plus loin – et donner de nouveaux élans.
Expérimenter l’inachevé : témoignages d’artistes
En collaboration avec le Théâtre Saint-Gervais, nous sommes allés à la rencontre d’artistes qui ont participé à cette Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués lors de la saison 2022-2023. Elles s’appellent Anaïs Wenger, Vanessa Ferreira Vicente et Julie Cloux, et elles nous parlent de leur expérience. Qu’en ont-elles retiré ? Qu’est-ce qui les a fait vibrer ? Nous les remercions chaleureusement d’avoir accepté de répondre à nos questions.
La Pépinière : Pour vous, en tant qu’artiste, que représente l’inachevé ?
Anaïs Wenger : Beaucoup de choses : désir, espoir, rêve, frustration, une fin et une forme en soi ; un élan.
Vanessa Ferreira Vicente : Selon moi, l’inachevé est un point de force pour les artistes, une esquisse, un brouillon. Et ça reste un peu une partie de l’imaginaire de notre vie, comme un point de définition.
Julie Cloux : C’est une dimension qui fait partie intégrante de mon travail d’interprète et de metteur en scène. En effet, pour moi, le théâtre (et en particulier le jeu d’acteur) oscille entre le besoin de fixer une forme et la nécessité de la réinventer continuellement ; c’est peut-être par essence un art de l’inachevé et de l’insaisissable… Je me rends compte que lorsque j’essaie de figer une interprétation, une scène ou un spectacle, cela altère la qualité vibrante et vivante de la représentation. D’ailleurs, achever une œuvre peut laisser entendre qu’on la tue…
La Pépinière : Pouvez-vous nous décrire l’œuvre non achevée que vous avez présentée au cours de la saison 2022-2023, dans le cadre de la Bibliothèque ?
Anaïs Wenger : C’était aussi une bibliothèque, la Bibliothèque des ready-made. L’idée était de raconter son histoire inachevée, et d’inviter le public à nourrir la collection de la bibliothèque en faisant don d’un objet considéré superflu afin de questionner collectivement le statut des objets quotidiens, des œuvres d’art et de l’art en général. Un contrat de don a été signé entre les spectateur·ice·x·s et la bibliothèque, dans lequel les premier·ère·x·s donnaient un nom et une description de leur œuvre et en cédaient les droits d’utilisation, tandis que la seconde s’engageait à l’archiver ou la conserver. Les œuvres ont ensuite été photographiées et exposées au mur le temps d’un vernissage éclair.
Vanessa Ferreira Vicente : J’ai participé à une bibliothèque un peu particulière. C’était la Bibliothèque de Noël autour des fêtes non achevées. J’y ai parlé des sept demandes en mariages que j’ai vécues et qui n’ont jamais abouties. Il y avait un grand gâteau rose duquel est sorti Davide Brancato… qui ne m’a pas demandée en mariage, mais a délicieusement proposé de me cuisiner un petit rôti. C’était génial ! Au final, on a beaucoup fait la fête et mangé des huîtres : un chouette joli faux mariage !
Julie Cloux : Le projet que j’ai présenté a été conçu à la base pour l’Institut Jung de Genève. Pour ce travail, j’ai alterné écriture automatique, broderie et analyse pendant plusieurs mois. Ensuite, j’ai sélectionné 40 fragments de textes écrits durant cette période et je les ai reliés à la main, sous la forme d’un petit livret intitulé Pensées Brutes. En parallèle, j’ai brodé sur une robe en velours noir certains symboles qui apparaissaient dans les récits. Une fois portée, cette tenue est devenue un personnage d’ombre que j’ai photographié dans un paysage de neige. Au cours de l’analyse, je me suis rendu compte que le livret contenait le système de pensée de ce personnage et que cette pensée, chaotique en apparence, avait une organisation propre. Ces différents fragments sont des images photographiques des états de mon âme ; c’est ma pensée toute nue qui se promène en liberté. Ce fut un moment très émouvant pour moi de présenter à Saint-Gervais quelque chose d’aussi intime et fragile. Cependant, je suis très heureuse et reconnaissante de la proposition que m’ont fait Céline et Bastien, car c’était l’occasion pour moi de partager ce travail avec eux et avec les personnes présentes le soir de l’interview-performance.
La Pépinière : Quel a été le point de départ de votre aventure dans ce projet ?
Anaïs Wenger : En 2021, j’ai été invitée à participer à un concours d’œuvres en espace public, pour la nouvelle déchetterie d’un canton voisin. J’avais proposé à la commune d’intervenir sur la signalétique du lieu – mais surtout un projet participatif visant à recontextualiser l’expérience des usager·ère·x·s de manière ludique. Des niches aménagées dans le mur du centre de tri se proposaient d’accueillir des ready-mades[1]. Il s’agissait de questionner la notion d’œuvre, celle d’auteur et plus largement de jouer avec l’ensemble des codes du monde de l’art : les employé·e·x·s de la voirie se transformaient en commissaires d’exposition en disposant les œuvres dans les vitrines, les usager·ère·x·s en artistes, les déchets en œuvres, la déchetterie en musée. Le projet n’a pas été retenu. « Ils avaient peur que les gens s’arrêtent et créent des bouchons », m’a-t-on justement soufflé le soir de la Bibliothèque à Saint-Gervais.
Vanessa Ferreira Vicente : Le challenge ! Je suis scénographe et je n’ai pas l’habitude de parler en public. Quand Céline et Bastien m’ont proposé d’être interviewée dans le cadre de la fête de Noël, j’ai tout de suite pensé à ces demandes en mariage non abouties.
Julie Cloux : Je suis passionnée de psychologie analytique jungienne, et en 2019, j’ai entrepris un CAS en psychologie du symbole à l’Institut Jung de Genève. Au cours de cette formation, il est demandé aux élèves de faire ce qu’ils appellent une production concrète. Jung produisait lui-même des objets, peintures, constructions architecturales, sculptures, textes… qui lui permettaient de se mettre en lien avec ses contenus inconscients. Pour ce travail, je suis partie d’une image et des impressions éprouvées lors d’un rêve éveillé. Ensuite, la réalisation de ma production concrète m’a amenée à exprimer ces sensations de façon tou à̀ fait inattendue.
La Pépinière : Après cette aventure, sur quoi avez-vous travaillé ou travaillez-vous à présent (que ce soit achevé… ou non) ?
Anaïs Wenger : Plusieurs choses se préparent et se nourrissent actuellement… dont une mise en œuvre de la Bibliothèque des ready-mades au printemps prochain, dans le cadre du programme Champ libre/Culture en tous lieux lancé par le canton de Genève. À suivre au printemps, donc !
Vanessa Ferreira Vicente : Je travaille sur plusieurs projets en superposition – une installation féministe en collaboration avec Marie van Berchem, dans le cadre de notre projet commun La Bulle Rose[2]. Avec Marie, nous travaillons également sur une pièce de théâtre qui sera présentée au Théâtre Saint-Gervais et qui s’appelle Coloscopie d’un Supermarché. Nous partons d’une hypothèse : le supermarché est un lieu de culture. À travers la sélection de produits et leur organisation, il reflète les valeurs et les modes d’une société donnée à un temps-T. Il offre le spectacle du capitalisme. En parallèle, j’ai travaillé sur deux projets scénographiques : Inactuels, une création de la Cie Alakran (présentée au Grütli en octobre 2023) et Rabbia de Savino Caruso. Dans ma petite marmite du non achevé, j’ai un projet de catalogue photographique et biographique, en collaboration avec le photographe portugais Gonçalo Fonseca, autour de femmes concierges issues de l’immigration portugaise. L’idée est née après beaucoup de conversations avec ma mère et ses collègues concierges du 1203 Servette. Pour l’instant, ce projet reste dans une boîte non achevée…
Julie Cloux : J’ai plusieurs projets sur le feu. Premièrement, j’ai mis en place des cours d’arts de la scène destinés aux aînés. Cette aventure débouchera sur un spectacle en juin 2024, qui aura lieu au Théâtre Saint-Gervais ainsi qu’à l’espace Grange-Collomb (Carouge), et qui sera élaboré à partir des textes, des objets et des costumes, faits par les ainés et interprétés par eux. J’ai également le projet de monter la pièce Médée de Sénèque, dans le cadre de la compagnie que je partage avec mon ami et collaborateur Matteo Zimmermann. J’ai envie de travailler sur la dimension d’un féminin indompté et monstrueux, qui reste à mon sens un éternel objet de fascination. En tant qu’interprète, j’avoue que j’ai aussi envie de m’atteler à cette figure quasiment impossible à incarner. En parallèle, je vais poursuivre mon travail de production symbolique, d’écriture automatique et d’analyse. Je vais fabriquer le masque de mon personnage d’ombre que je vais réaliser en utilisant la technique de formage des métaux pratiquée depuis 6’000 ans, qui s’appelle la fonte à la cire perdue. Je ne sais pas encore si tous ces projets s’achèveront, s’ils seront livrés à un public ou s’ils occuperont uniquement mon esprit sans être partagés… Quoi qu’il en soit, à titre personnel, c’est déjà tout à fait passionnant.
* * *
Vous souhaitez en savoir plus ? L’aventure se poursuit à Saint-Gervais cette année. Suivez ce lien sans tarder pour voir les capsules vidéo !
Propos recueillis par Magali Bossi
Infos pratiques :
Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués, une proposition artistique de Céline Nidegger et Bastien Semenzato, au Théâtre Saint-Gervais durant la saison 2023-2024.
Photo : © Julie Cloux
[1] En histoire de l’art, un ready-made est objet manufacturé que l’on détourne de sa fonction première et utilitaire pour en faire une œuvre. On doit les premières tentatives en ce sens à Marcel Duchamp.
[2] Voir le numéro du 11 octobre 2022 de la Bibliothèque des projets non achevés, autour du Mur des Réformatrices proposé par La Bulle Rose.
