Les réverbères : arts vivants

Crève-Cœur : des crocodiles pour le souper !

Au Crève-Cœur, on aime les comédies grinçantes, les repas qui tournent mal, les salles à manger qui se transforment en arène. Du 5 au 31 mars, le théâtre accueille Crocodiles, une pièce 100% du cru, signée par l’autrice colognyote Fanny Gurunlian et mise en scène par Julien George. Pour celles et ceux qui aiment leur tournedos… saignant.

Pour Muriel et François Bartimbale (respectivement Hélène Hudovernik et David Marchetto), ce soir est un grand soir. Ils reçoivent à souper leurs voisins du dessus, Elisabeth et Guy Meulins (Mariama Sylla et Frédéric Landenberg). Enfin, c’est un grand soir… surtout pour Muriel : car pendant qu’elle dresse la table avec application, ajuste un bouquet de fleurs roses et tamise une ambiance lumineuse tout aussi rose en surveillant amoureusement les tournedos encore emballés dans le papier d’un boucher prestigieux, François, lui, revient d’une course bien éprouvante. Comme chaque semaine, il a emmené leur fils à son cours de violon – mais le gamin n’a rien voulu savoir. Il a piqué un caprice, refusant de quitter la voiture. Voilà qui jette une ombre sur la soirée… surtout quand le petit monstre de onze ans se menotte derechef à la rambarde d’escalier de l’étage, bien décidé à faire plier ses parents au sujet du violon !

Tandis que l’heure du repas approche et que les Meulins vont arriver d’une minute à l’autre, le couple Bartimbale fait face à une situation de crise. Comment gérer cet imprévu humiliant face à ces voisins bon chic bon genre, pharmaciens de leur état, aux moyens financiers conséquents et à la vie de famille apparemment parfaite ? De compliquée, la situation devient rapidement incontrôlable.

Et ce n’est rien comparé à ce qui les attend, une fois que les Meulins seront là…

Dialogues saignants pour crocodiles affamés

La principale force de Crocodiles réside dans ses dialogues. Ciselés comme des pointes acérées, ils témoignent de l’habileté de Fanny Gurunlian à faire parler ses personnages. Comme elle l’explique elle-même dans le livret distribué en salle, « tous [s]es sujets commencent par les personnages » pour lesquels elle écrit d’abord des dialogues inspirés de situations souvent piochées dans la vie réelle.

De fait, chaque personnage de Crocodiles se donne à voir d’abord par les paroles qu’il ou qu’elle prononce – et, plus encore, par la manière de les prononcer, tant au niveau de la voix que de l’expression du visage, en passant par la gestuelle ou la posture du corps. Ainsi, Muriel apparaît immédiatement comme une maîtresse de maison qui prend à cœur de mener sa barque, mais qui cache ses peurs et ses incertitudes derrière la façade d’un contrôle accru. Est-elle une bonne mère ? Une bonne cuisinière ? Une bonne épouse ? Si elle rêve d’une autre vie, elle enfouit ses aspirations sous une réputation qu’elle veut exemplaire – bien qu’elle en devienne caricaturale. Ainsi, à force de vouloir trop éblouir le couple Meulins, allant jusqu’à singer l’attitude snob d’Elisabeth, elle en devient touchante à force de ridicule. On ne l’en aime que davantage.

À l’autre bout du spectre, Elisabeth Meulins incarne la réussite à tous les niveaux : physique et mentale (elle prend grand soin de son apparence et mène un mode de vie ascétique), intellectuelle et culturelle (sa manière de s’exprimer dénote une éducation qu’elle n’hésite pas à subtilement mettre en avant pour montrer sa supériorité), professionnelle et financière (tailleur hors de prix et officine familiale héritée de son père, lui aussi pharmacien). Elisabeth, on prend plaisir à la détester jusque dans le moindre petit détail – et quand sa façade se fissure, quand apparaît la femme sous la peau lisse des apparences, on se laisse attendrir sans vraiment savoir si tout cela est sincère…

… d’autant plus que son mari, Guy Meulins, a tout du bon type. Lui, on croit le cerner au premier regard : montre de luxe, cravate, petits sourires minaudant. Des couples comme le sien, on en croise beaucoup dans les beaux quartiers de Genève – et c’est sans doute ce qui rend le choc socio-économique avec les Bartimbale si rude : les deux familles ne sont pas du même monde. Pourtant, c’est Guy qui ouvre les hostilités, lui qui fissure l’apparente perfection de sa famille (à laquelle Muriel Bartimbale veut tant croire, elle qui mesure sa vie à l’aune de celle de ses voisins !) et met la poussière sur le tapis. Bien moins snob qu’il n’en a l’air, Guy est un homme contrôlé, dominé, surveillé par une épouse qui se veut elle-même parfaite. Pour lui, c’est no sex, no drug, no rock’n’roll : voilà de quoi ruer dans les brancards avec violence… même pendant un souper de voisinage !

À sa façon caustique et un peu désabusée, François Bartimbale va jouer pour Guy un rôle de déclencheur : bien moins fasciné que son épouse par leurs voisins, il renifle sûrement l’anguille sous la roche… à moins que la confrontation avec son fils (voix off menottée, hors champ du plateau, dans la cage d’escalier de l’immeuble) ne lui ait suffisamment porté sur les nerfs pour qu’il ait envie de se concentrer sur autre chose. François, c’est l’être entier de cette petite bande qui cache son hypocrisie sous les apparences d’une vie parfaite : davantage que Muriel, Elisabeth ou Guy, il reste droit dans ses bottes – et, même s’il redoute par à-coups le qu’en-dira-t-on, cherche à crever les abcès qui gangrènent les relations des autres… pour les meilleurs et surtout pour le pire.

Sociologie du vaudeville ?

Vous l’aurez compris, Crocodiles repose en grande partie sur ses dialogues et il serait malaisé, ici, d’en disséquer tous les revirements. Comme souvent, la mise en scène de Julien George joue avec les codes du vaudeville et de la comédie : portes qui claquent, quiproquos, révélations comme des coups de théâtre, cris dans les couloirs du théâtre, affaires de couples et de famille… La conception scénique et scénaristique de ce souper en huis-clos rappelle à la fois Le Prénom (écrite par Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière, et qui met en scène un repas de famille qui tourne au vinaigre bien acide !) et Le Père Noël est une ordure (par son côté à la fois loufoque, caricaturale et sanglant).

Mais Fanny Gurunlian et Julien George livrent également, de façon plus subtile et avec humour, une critique socio-économique de notre monde occidental. Comment ne pas voir, dans Elisabeth et Guy, une certaine population aisée et éduquée, qui par d’infimes détails (même de façon inconsciente) étale la supériorité qu’elle croit être en droit de revendiquer ? Comment ne pas lire le couple Muriel / François comme une peinture des strates plus modestes de la population, qui à force de travail (François est installateur sanitaire) tentent de s’élever au-dessus de la condition qui leur est apparemment réservée ? Sans prétendre vilipender l’une ou l’autre tendance, Crocodiles fait le pari de l’humour et de la caricature, avec une verve, un plaisir et un humour noir tout à fait croustillants !

Alors, vous reprendrez bien un tournedos… saignant ?

Magali Bossi

Infos pratiques :

Crocodiles de Fanny Gurunlian, du 5 au 31 mars 2024 au Théâtre le Crève-Cœur.

Mise en scène : Julien George (assisté de Pauline Lebet)

Avec Hélène Hudovernik, Frédéric Landenberg, David Marchetto et Mariama Sylla

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/crocodiles/

Photos : © Loris von Siebenthal

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *