Les réverbères : arts vivants

Cry : d’une soirée banale à la folie meurtrière

Lors d’une soirée mondaine, la bienséance est de mise. Les conversations se doivent d’être convenues, pour que tout se passe au mieux. Mais si l’excès de politesse créait plus de tensions qu’il n’en évite ? C’est cette piste qu’explore Cry, à voir encore jusqu’au 7 décembre au Théâtre Saint-Gervais.

Sur la scène du sous-sol, iels seront trois. Pauline Huguet est la première à entrer, en robe de soirée. Elle explique le concept de la Laughing Room, le lieu où il faut s’enfermer pour rire. Puis elle s’assied derrière le piano. Nikos Karathanos et Marilena Moschou la rejoignent bientôt, également sur leur 31, le premier prenant place sur le canapé, alors que la seconde s’accoude à la petite table ronde sur la gauche. Après avoir longuement salué le public, iels entament une série de conversations sur l’importance du confort au théâtre, la présence des spectateur·trice·s, la nécessité de dire bonjour en toute occasion ou encore la politesse suisse. Petit à petit, quelques tensions se font sentir, d’abord rapidement désamorcées, jusqu’à ce que Pauline se mette à jouer au piano… bien qu’elle ne sache pas vraiment en jouer ! C’est le début de la fin, et la violence meurtrière, après avoir été poussé·e à bout, peut commencer…

Comme dans un film de Tarantino

Alors que tout commence de façon légère et drôle, avec une forme de comique de répétition au sein des conversations qui tournent en boucle et n’ont ni queue ni tête, l’énergie du spectacle monte petit à petit en puissance. La troupe évoquera à la fin du spectacle son amour pour le cinéma de Tarantino, et nous le retrouvons bien. D’abord dans ces premières scènes justement, qui nous rappellent par exemple ce fameux moment dans Django où, en pleine réunion du Ku Klux Klan, les protagonistes se plaignent de ne pas bien voir à travers leurs bonnets pointus. Une forme de décalage que l’on retrouve dans Cry, les conversations étant régulièrement détournées de leur but premier pour aboutir à des non-sens qui désamorcent leur apparente profondeur par le biais du rire.

Les relations entre les personnages répondent elles aussi à des mécaniques chères au réalisateur : iels s’entendent, mais ne s’écoutent pas. D’où les nombreuses répétitions, pour être bien certain·e que chacun·e ait compris la situation, pour éviter les tensions… ou en créer de nouvelles ! Jusqu’à l’explosion. Et c’est là que le lien avec Tarantino prend tout son sens : du sang et du gore à n’en plus finir. Et on adore ça ! Le public est hilare, tant les situations partent dans l’extravagance. Pour faire taire la pianiste, Marilena n’hésite ainsi pas à utiliser une perceuse, alors que Nikos éviscérera à vue cette dernière. On assistera même à un démembrement et à la quasi-réincarnation d’un célèbre dictateur à moustaches. Les Inglorious Basterds ne sont pas bien loin…

Ne pas se fier aux apparences

Mais toute cette violence est loin d’être gratuite et se met au service d’un propos plus subtil. On retient bien sûr l’agacement face aux discussions convenues et le parti pris de montrer une réaction totalement disproportionnée, dont on ne fait en général que rêver. Cry ne se limite pas à ça, et c’est sans doute la force de ce spectacle : offrir un second niveau de lecture. Et celui-ci peut être perçu dès le début dans un détail de mise en scène, loin d’être anodin. Le costumes de Nikos et les robes de Marilena et Pauline arborent encore fièrement l’étiquette du magasin. Comme si les tenues allaient être rendues à la fin de la soirée. Serait-on dans un spectacle où les faux-semblants sont rois ? Sans aucun doute, et cela nous en dit un peu plus aussi sur ces conversations convenues qu’on est forcé·e d’entretenir, même sans en avoir l’envie. D’où la violence qui peut en découler par la suite…

La dernière partie du spectacle amène plus encore de grain à moudre à ce questionnement. Sans en dévoiler plus, on vous dira simplement que ce que l’on croyait au début du spectacle n’était peut-être pas la vérité… Une belle mise en abîme du théâtre, où la réalité n’est pas toujours celle que l’on pense. Avant le déferlement de violence, il se passe beaucoup de choses, dans les mots comme dans les non-dits, qu’il nous faut percevoir pour ne pas tomber dans une facilité qui consisterait à se fier aux apparences. Et cela nous conduit à un autre questionnement, lié à la mort : celui qui reste est-il le vrai « connard[1] » ? On oublie un peu facilement ce qui l’a conduit à une telle violence. Car il s’est passé des choses avant, et lorsqu’on assiste à toute la scène, notre jugement peut changer…

Alors, êtes-vous prêt·e à regarder au-delà des apparences ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Cry, de Lena Kitsopolou, avec l’aide à la dramaturgie d’Anna Lemonaki, du 3 au 7 décembre 2021 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Lena Kitsopolou

Avec Paulune Huguet, Nikos Karathanos, Marilena Moschou et Lena Kitsopolou

https://saintgervais.ch/spectacle/cry/

Photos : © Yuri Pires Tavares

[1] Le terme grec malaka a été ainsi traduit dans les surtitres.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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