Les réverbères : arts vivants

Quand les relations deviennent toxiques

Un homme qui quitte sa fiancée pour tenter l’aventure avec un autre homme, des attentes déçues et surtout, une relation qui devient nocive : voici en substance ce que racontent les Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, à voir au POCHE/GVE jusqu’à Noël.

Vous connaissez peut-être l’adaptation cinématographique des Tropfen auf heisse Steine de Rainer Werner Fassbinder ? C’est le même texte qui est aujourd’hui repris dans cette adaptation mise en scène par Mathieu Bertholet, et que j’ai découvert avec beaucoup d’intérêt. Le jeune Franz (Aurélien Gschwind), pas tout à fait la vingtaine, rencontre Léopold (Jean-Louis Johannides), 35 ans, et passe la soirée à discuter avec ce dernier, au lieu de rejoindre sa fiancée Anna (Angèle Colas). C’est le début d’un amour entre les deux hommes, un amour qui durera plusieurs mois et dont nous suivrons l’évolution à travers plusieurs étapes, dans une relation des plus toxiques.

Montrer autre chose

Avant même les premiers mots, ce sont les costumes qui frappent. Comme s’ils étaient assortis au tapis blanc qui recouvre le sol du décor, les deux hommes débarquent dans le salon de Léopold, le visage poudré et les cheveux blancs, coiffés à la mode baroque. Le mouvement et l’exagération seront ainsi mis à l’honneur, dans une mise en scène chorégraphiée qui exprime parfaitement les émotions prenant le dessus. Ainsi, les mouvements de Léopold s’apparentent à une danse. On y voit d’abord la parade amoureuse, avec toute la subtilité de l’art de la séduction. Puis, à mesure que la relation évolue, les mouvements, toujours semblables à ceux du début, semblent davantage exprimer un cercle infernal dans lequel Franz est désormais enfermé. Le côté cyclique et répété de cette chorégraphie à la fois élégante et troublante symbolise les journées qui se répètent, et créent un parfait écho à la situation du couple, au sein duquel les railleries et autres humiliations se font de plus en plus présentes.

C’est là que ce choix de mise en scène démontre toute sa subtilité : les mouvements sont loin de figurer ce qui est dit à travers les mots. Ainsi, on ne voit pas les deux hommes jouer aux petits chevaux, allumer le poêle ou même faire l’amour – bien que certains gestes suggèrent une certaine sensualité alchimique. Le fait de ne pas montrer ce qui est dit a pour effet de rendre toute sa force au texte, obligeant le public à se raccrocher aux mots prononcés, mais aussi de suggérer d’autres choses, de l’ordre du non-dit. Ainsi se dégage l’assurance de Léopold, dont les gestes sont parfaitement maîtrisés et d’une fluidité extrême, contrairement à ceux de Franz, moins assurés. On voit déjà poindre la relation de domination entre les deux, accentuée encore par le physique grand et élancé de Jean-Louis Johannides.

Des rapports de force au sein du couple

Car c’est bien de cette relation entre dominant et dominé dont il est question dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes. Présenté comme le pendant de Qui a peur de Virginia Woolf ?, joué en parallèle au POCHE/GVE, il met en scène les mêmes comédien·ne·s, passant simplement de deux couples hétérosexuels à un couple homosexuel. « C’est en fait exactement la même chose », nous dit l’une des citations mises en exergue sur les affiches du spectacle et dans le dossier de presse. Et c’est bien ce qui ressort de ce spectacle : les relations de couple fonctionnent toutes de la même manière, qu’elles soient entre un homme et une femme, entre deux hommes ou entre deux femmes. L’un·e prend toujours le dessus – toutes proportions gardées – sur l’autre. Dans le cas de la relation entre Franz et Léopold, cet écart est poussé à l’extrême, créant une situation tout à fait malsaine. Ainsi Franz subit-il les railleries incessantes de son amant, qui lui reproche sans cesse de ne pas avoir assez cherché un nouvel appartement, de ne pas avoir allumé le poêle avant son retour ou de ne pas avoir préparé le repas comme il le souhaitait… Et pourtant, même si le jeune homme n’en peut plus, il ne part. Pourquoi ? Parce qu’il aime Léopold, tout simplement.

Et l’on pense inévitablement à de nombreux couples que l’on connaît, ou l’un·e devrait partir, car seul le malheur l’attend. On pense aux femmes battues qui restent pour les enfants ou par peur, on pense à cet homme qui dépend financièrement de son épouse, on pense à Franz, tout simplement. Car Léopold a tout du pervers narcissique : il est trop sûr de lui, ne s’attache pas, crée un rapport de dépendance qui empêche l’autre de partir… En somme, il détient toutes les clés. L’arrivée dans la dernière partie du spectacle d’Anna, qui succombera elle aussi à son charme, et de celle qui a partagé sa vie durant sept ans (Valeria Bertolotto) et qu’il a allègrement trompée avec des hommes, ne fera que confirmer nos premières impressions. Et ce mélodrame grinçant de se conclure en nous laissant à l’esprit une simple question : comment faire pour se sortir d’une relation toxique, le tout sans en souffrir[1] ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, de Rainer Werner Fassbinder, dès le 22 novembre 2021 au répertoire du POCHE/GVE.

Mise en scène : Mathieu Bertholet

Avec Valeria Bertolotto, Angèle Colas, Aurélien Gschwind et Jean-Louis Johannides

https://poche—gve.ch/spectacle/gouttes-deau-sur-pierres-brulantes/

Photos : © Carole Parodi

[1] Pour approfondir cette thématique, nous vous invitons à lire la critique de Magali Bossi sur deux ouvrages qui traitent, eux aussi, de relations toxiques : https://lapepinieregeneve.ch/relations-toxiques-deux-romans-a-lire-absolument/

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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