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Relations toxiques : deux romans à lire absolument !

Emprise. Pédophilie. Voici les thèmes forts, graves, au cœur de deux livres publiés cette année en littérature blanche : Son empire de Claire Castillon (Gallimard, juin 2021) et Tout ce que dit Manon est vrai (Manon Fargetton, Éd. Héloïse d’Ormesson, mai 2021). À lire sans tarder… et à découvrir lors du Salon du Livre en Ville, le samedi 23 octobre !

Ça n’arrive qu’aux autres. Ça ne m’arrivera jamais à moi. Jamais. – C’est ce qu’on se dit. Ce que se sont dit, peut-être, les héroïnes des romans de Claire Castillon et Manon Fargetton. Chacune à sa manière, les deux autrices mettent en scène des relations toxiques, des femmes qui se, peu à peu, finissent engluées dans la toile tendue par des manipulateurs… Deux romans coup-de-poing, qui tordent le ventre et donnent envie de hurler. Indispensables.

Son empire : dans les yeux de l’enfant

« Les vacances scolaires débutent et je suis invitée à dormir chez Viviane. Maman ne reste pas dîner en me déposant, parce qu’elle a rendez-vous avec ses deux meilleures copines. Elles vont faire la bringue. Nala dit “Bravo”. Patou dit “Attention”. Maman dit “bringue” et ça ne lui ressemble pas du tout. Donc maman ment. Je pense qu’elle le retrouve, surtout qu’elle porte la robe noire que je déteste. Un jour, devant moi, il lui a dit : “Tu me rends fou, merci. Enfin une robe que ton corps mérite.” Je n’ai pas moufté, afin qu’il ne m’explique surtout pas ce qu’est une robe sur un corps qui la mérite. » (p. 83)

Tout commence par une rencontre. Une femme, un homme – le début d’une histoire. La femme est célibataire, mère d’une fillette de 7 ans : ce sera elle, l’enfant, la narratrice du récit. À travers ses yeux, un nouveau quotidien apparaît. Les cadeaux de l’homme qui aime sa mère, ses attentions, ses blagues, ses jeux – ses maladresses, aussi, ses agacements, ses crises de colère, de jalousie… la pente, de plus en plus glissante, à mesure que se révèle le caractère possessif et pathétique de cet homme qui promet monts et merveilles – mais vole les pièces jaunes dans les supermarchés, économise le moindre centime, vérifie les communications, critique les amitiés, émet des avis péremptoires sur l’éducation ou les films à regarder. Rabroue, humilie, rabaisse sans cesse. Peu à peu, la fillette voit sa mère, jusque-là épanouie par l’amour, devenir l’ombre d’elle-même : un fantôme rongé par le vampire qui prétend l’aimer. Mais rien, ni les avertissements des grands-parents (Nala et Patou), ni les conseils des amies (qui, lassées, finissent par s’éloigner), ni les appels de la narratrice ne parviendront à détourner la mère. Cet homme a besoin d’elle ; cet homme l’aime ; cet homme est perdu dans ses propres peurs, ses propres imperfections et elle seule peut apaiser la colère sans motif qui le ronge. Jusqu’à ce qu’arrive l’irréparable…?

Tout ce que dit Manon est vrai : les rêves d’une ado

« Ton sac de cours est posé au pied du mur. Par la fermeture éclair entrouverte, j’aperçois une enveloppe qui dépasse d’une couverture cartonnée et brillante. Une bande dessinée. Je me crispe – intuition fulgurante. […] Mon cerveau s’emballe. Ce que je viens de trouver est-il arrivé par un colis que tu as intercepté ? Mais alors pourquoi serait-ce dans ton sac ? Tu es maligne, tu aurais dissimulé ces cadeaux dans un tiroir du bureau, sous ton lit, ou au fond de ton armoire. Dans ton sac, ça signifie que tu les as transportés jusqu’ici. Que tu les as récupérés ailleurs. Je te revois lorsque tu es repassée à la maison en fin d’après-midi. Sac au dos. L’évidence m’électrise.

Il est venu. Il est venu et tu l’as vu. » (p. 9)

Manon est adolescente. Elle a 16, 17 ans. Vit à Vannes, en Bretagne, avec sa mère divorcée. De sa fratrie (deux frères plus âgés, Tristan et Iouen), elle seule a gardé le contact avec son père, qui a refait sa vie près de Paris. Elle parle peu, rêve beaucoup, aime le surf… et la bande dessinée. La BD, c’est justement ce qui la rapproche de Gérald, directeur de collection dans une maison d’édition. Il veut la publier, la prendre sous son aile, lui faire bénéficier de son expérience de professionnel. Après plusieurs échanges numériques, ils se rencontrent à Paris. C’est le coup de foudre – enfin, c’est ce que croit Manon. Ou plutôt, ce que Gérald lui fait croire, avec la bénédiction de sa femme Viviane, gravement malade. Mais cette histoire, qui doit rester secrète (elle a 17 ans ; il en a presque 40 de plus ; ils doivent attendre la majorité de Manon), ne tarde pas à alerter l’entourage de l’adolescente. À commencer par sa mère, qui s’inquiète légitimement de la situation. Que faire, face à Manon qui se braque ? Aux mails incessants, aux avalanches de sms, aux promesses d’amour éternel, aux rendez-vous secrets… à cette nuit passée à l’hôtel avec Gérald et Viviane, alors que Manon prétendait dormir chez une amie ? Face à une relation qui devient sans cesse plus chronophage, plus pesante, à mesure que Manon se refuse d’avoir des relations sexuelles poussées avec Gérald ? Et s’il y avait anguille sous roche ? Et s’il y avait un secret, enfoui dans l’enfance de Manon, que Gérald était le seul à connaître et qui lui permet d’augmenter son emprise sur la jeune fille…?

Immersions et narrations

Il y aurait mille et une chose à dire sur Son empire et sur Tout ce que dit Manon est vrai – sur ces deux romans qui m’ont tenu en haleine jusqu’au bout. Qui m’ont donné envie de me révolter, de hurler, de secouer les personnages englués dans des situations où je craignais pour elles. Mille et une chose, mais je vais en choisir une en particulier. En effet, si Claire Castillon et Manon Fargetton parviennent à transporter si aisément leurs lectrices et leurs lecteurs, ce n’est pas, à mon sens, uniquement en raison des sujets qu’elles abordent : manipulation, emprise, relations toxiques et abusives, pédophilie, viol. Davantage qu’au niveau des thèmes évoqués, c’est grâce à la forme adoptée par leurs récits qu’elles se démarquent avec virtuosité.

« Ils diront tous “je” », déclare Manon Fargetton en exergue de son livre. « Ce “je”, je leur emprunte, ou je leur vole, peu importe. Il est la rencontre de ce qu’ils m’ont raconté et de ce que nous avons vécu. Il est ce que tu en as fantasmé, il est ce que j’en reconstitue. Ce ne sont pas leur voix. C’est moi qui parle à travers eux. Moi qui te parle. » (p. 7) Tout ce que dit Manon est vrai adopte donc la forme d’une polyphonie, un monologue intérieur choral, un flux de consciences adressé à une seule récipiendaire : Manon. Tour à tour, la mère, les frères, le père, les amies, Gérald, sa femme Viviane… toutes et tous vont s’adresser à Manon. Chacune et chacun lui parleront, donneront d’elle leur propre vision – phagocyteront, en quelques sorte, son être, en le remplissant de leurs attentes, de leurs craintes, de leur amour. Voulant son bien avant tout… quelle que soit la signification donnée à ce « bien », lequel varie évidemment beaucoup d’une personne à l’autre. Mais qui est cette Manon, à qui ils et elles parlent ? Une héroïne de papier… ou l’autrice elle-même ? La confusion est cultivée avec brio par Manon Fargetton puisque, à intervalles réguliers, une Manon-du-présent, une Manon de 2020-2021 (période vraisemblablement contemporaine à l’écriture du roman) s’adresse à la Manon adolescente de 2004-2005 pour lui donner des conseils, revenir sur leur histoire commune. Est-ce l’autrice qui s’adresse à son moi passé, à travers l’autofiction ? Ou la créatrice qui parle au personnage ? En dehors de ces incursions dans le futur du récit, Manon ne prendra jamais la parole elle-même – autrement que dans le discours rapporté, qu’il soit dialogue cité par celles et ceux qui parlent d’elle, ou mails, sms et lettres présentés comme des preuves accablantes d’une relation envahissante. En parallèle, des rapports d’interrogatoire de police ainsi que des expertises médico-psychologiques fournissent un nouvel éclairage à l’histoire de Manon : car si la liaison avec Gérald constitue le gros de l’intrigue, une autre affaire a secoué l’enfance de Manon…

Claire Castillon, quant à elle, opte pour une narration rétrospective au présent, portée par la voix d’une fillette. Avec amour et lucidité, elle assiste à l’étiolement progressif de sa mère, prisonnière de l’amour obsessionnel d’un homme qui la manipule. Loin d’être naïves, les phrases aux tournures enfantines laissent entrevoir une compréhension claire de la situation – à travers laquelle perce, parfois, la voix plus mature de la fillette devenue adolescente ou adulte. Le récit, qui se construit à partir des souvenirs de la fillette (entre 7 et 9 ans, environ), adopte une chronologie lâche, faite de va-et-vient continuels entre des épisodes plus ou moins anciens. S’en dégage une impression de cycle invariable, implacable qui, bien que les mots « pervers narcissiques » ne soient jamais prononcés, suggère la pathologie : à des périodes de lune de miel succèdent des brimades et des humiliations, des remontrances qui augmentent jusqu’à l’acmé des disputes… avant la réconciliation, le retour à la lune de miel – et la boucle qui reprend. À l’instar de Vanessa Springora, qui décrivait dans Le Consentement sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff (elle avait 13 ans, lui 49) en mobilisant l’image de l’ogre, Claire Castillon emprunte bien souvent le référentiel du conte de fée qui fait peur : l’amant abusif devient vampire, fantôme, monstre tapi sous les lits qui dévore sa victime… un imaginaire qui permet d’entrer en empathie avec la narratrice, en ressentant ses peurs, ses colères et ses espoirs à travers les mots et les catégories qu’elle-même utilise.

Deux autrices, une rencontre

Si l’envie vous prend de découvrir plus avant Son empire et Tout ce que dit Manon est vrai, vous pourrez retrouver Claire Castillon et Manon Fargetton à Genève, lors du Salon du Livre en Ville : elles seront présentes lors d’une rencontre intitulée « Prisonnière de sa toile », que j’animerai le samedi 23 octobre. En attendant : filez en librairie et dévorez ces deux romans exceptionnels !

Magali Bossi

Références :

Claire Castillon, Son empire, Paris, Gallimard, coll. NRF, 2021, 159 p.

Manon Fargetton, Tout ce que dit Manon est vrai, Paris, Éd. Héloïse d’Ormesson, 2021, 415 p.

Événement : Le Livre en conversation – Prisonnière de sa toile, rencontre animée par Magali Bossi le samedi 23 octobre 2021 (14h-15h) dans la Grande Salle des Salons (rue J.-F. Bartholoni 6, 1204 Genève). Intervenante : Marthe Krummenacher.

Plus d’infos sur : https://salondulivre.ch/programme/

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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