Les réverbères : arts vivants

Dans les méandres de l’humanitaire

Le monde vu à travers les yeux des humanitaires : une fiction basée sur leurs témoignages, pour un voyage sans repères précis. Loin du monde « possible » de notre Nord si confortable, Dans la mesure de l’impossible, un spectacle de Tiago Rodrigues, à voir à la Comédie de Genève jusqu’au 13 février.

Tout commence avec un décor de draps blancs, tenus par des câbles dont les portants sont visibles sur la scène. Les quatre comédien·ne·s (Natacha Koutchoumov, Beatriz Brás, Adrien Barazzone et Baptiste Coustenoble) arrivent l’un·e après l’autre. Voici nos quatre humanitaires qui accordent une interview à une troupe qui veut monter un spectacle autour de leur histoire. Durant deux heures, nous écouteront des anecdotes, des histoires, les motivations de chacun·e pour entrer dans ce métier, leur rapport à la réalité de la guerre et de la vie quotidienne, la misère à laquelle ils font (trop) souvent face… Iels abordent toutes les facettes de ce métier à part, sans aucun tabou.

Dévoiler petit à petit

Comme les témoignages, la scénographie se dévoile petit à petit. Les immenses draps qui semblaient figurer de lointaines montagnes deviennent petit à petit une tente, un cocon humanitaire en forme de protection dans un contexte à nul autre pareil. Tout au long du spectacle, le décor comme le texte oscilleront entre ouverture et fermeture, afin de montrer toute la complexité de cet « impossible » qu’ils connaissent trop bien. Un monde de l’ « impossible » qu’il est parfois difficile d’atteindre, dans une réalité toute différente. L’impossible, ce sont ces zones de guerre dans lesquelles la Croix-Rouge et d’autres associations aux buts similaires interviennent. Pourquoi « impossible » me demanderez-vous ? Parce qu’il est impossible de s’imaginer l’horreur de ces lieux ; parce qu’il est impossible de trouver les mots justes pour la décrire précisément ; parce qu’il est impossible de figurer cette désolation fidèlement sur une scène de théâtre.

Les êtres humains qui s’adressent à nous, ou à celleux qui les interviewent, peinent d’abord à s’ouvrir. Iels ont fait face à tant d’atrocités, ne savent par où commencer et ne veulent surtout pas qu’on les prenne pour des héro·ïne·s. Iels étaient là parce qu’on avait besoin d’elles et d’eux, c’est tout. Pour rendre compte de la complexité – un mot qui revient souvent durant le spectacle – de leur tâche, leurs témoignages dévoilent une grande ambivalence : être un·e héros·ïne ou ne pas en être un·e, aider les populations ou en abuser, faire face à différentes réalités, s’ouvrir au monde ou s’enfermer dans ce milieu qu’on ne peut pas comprendre si on ne le vit pas. Autant d’éléments paradoxaux qui nous permettent de comprendre que celles et ceux qui œuvrent font partie d’un autre monde. Comment raconter à ses ami·e·s qu’il a fallu choisir de donner une poche de sang à un enfant de 8 ans ou à un de 2 ans ? Comment se taire en voyant que celui qui nous a précédé a organisé des fêtes dans l’appartement qu’on lui prêtait, avec alcool et autres orgies, pendant que la population souffrait de la situation ? Comment s’imaginer les négociations avec les chefs de deux camps pour qu’un cessez-le-feu soit organisé afin d’aller sauver des civils ? Tant de questions auxquelles il est difficile d’apporter une réponse concrète. Tant de déceptions aussi, pour ces hommes et ces femmes qui déchantent vite face aux terribles réalités du métier. Loin de notre quotidien paisible, celles et ceux qui nous parlent sont non seulement confrontés à la guerre, mais aussi aux excès de certain·e·s de leurs collègues[1].

La musique au service du propos

Comme un battement de cœur, les percussions de Gabriel Ferrandini sont d’abord aussi inaudibles que le musicien est invisible, caché sous les draps blancs. Petit à petit, alors que tout s’ouvre, elles se font de plus en plus présentes. Le son résonne et monte en puissance avec les témoignages, parfois violents, qui nous sont dévoilés. On regrettera toutefois la longueur du dernier solo qui, s’il illustre bien les différents états émotionnels à travers ses crescendos et decrescendos, ses fortes et ses pianos, aura peut-être trop duré et perdu quelque peu le public.

Ainsi, le spectacle aurait sans doute pu être coupé un peu avant. Le dernier témoignage, collectif, nous laisse sur une belle note, paradoxale à l’image de la pièce, avec le comportement incompréhensible de cette mère qui essuie le sang de la blouse du médecin alors que son fils vient de mourir… Pourtant, le précédent nous apparaît un peu trop décalé dans son ton. Le dernier personnage interprété par Natacha Koutchoumov semble ainsi trop autocentré – montrant ainsi la limite de certain·e·s engagés – et l’on peine à avoir de l’empathie pour elle. Comme elle paraît avoir du mal à en éprouver elle-même… On relèvera toutefois que ce spectacle, malgré quelques passages d’une extrême violence dans ce qu’il raconte, parvient à ne pas être démoralisant. Il y a toujours une touche d’humour et de légèreté qui fait du bien et nous raccroche au propos. Notamment dans le passage de l’interview et le théâtre, sur la façon dont la mise en scène figurera les événements. Et de conclure sur ces deux éternels questionnements : faut-il fictionnaliser le monde ou montrer la réalité crue telle qu’elle est ? Le théâtre, comme l’aide humanitaire, peut-il sauver le monde ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Dans la mesure de l’impossible, de Tiago Rodrigues, à la Comédie de Genève du 1er au 13 février 2022.

Mise en scène : Tiago Rodrigues

Avec Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov (jeu) et Gabriel Ferrandini (musicien)

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/dans-la-mesure-de-l-impossible

[1] Matthias Deshusses l’évoquait d’ailleurs dans son roman Mission au Darfour : https://lapepinieregeneve.ch/les-secrets-du-darfour/

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

2 réflexions sur “Dans les méandres de l’humanitaire

  • Lucie Krey

    Je recommande aussi chaleureusement la pièce, que j’ai vue vendredi à la Comédie. Je suis étonnée de lire que le personnage joué par Natacha Koutchoumov ne t’a pas plu, car je l’ai trouvée fascinante !!

    Répondre
    • La Pépinière

      Bonsoir Lucie,

      Je parle uniquement du dernier personnage joué par elle, quand elle s’exprime en français. Je te rejoins totalement sur le reste de sa performance !

      Répondre

Répondre à Lucie Krey Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *