Les réverbères : arts vivants

De chair et d’espoir

Un spectacle épistolaire – Artaud Génica : Correspondance de et par Daniela Morina Pelaggi, un spectacle à voir au Théâtre des Grottes jusqu’au 22 décembre.

C’est toujours une étrange histoire que de se replonger dans le Paris de l’entre-deux-guerres. Cette époque génitrice de génies tels que Modigliani, Hemingway ou Cocteau et tout un phalanstère d’artistes qui ne résidaient pas qu’au Bateau-Lavoir. Montparnasse et sa Coupole ont vu passer des artistes fascinants mis en évidence dans le film Minuit à Paris de Woody Allen. Antonin Artaud, Pitoëff, Dullin n’étaient peut-être pas les plus flamboyants de cette folle époque, mais c’est en flânerie épistolaire que Daniela Morina Pelaggi invite son public à suivre une part de la vie du comédien Antonin Artaud et ses amours : Génica Athanasiou.

Une scène blanche telle une page vierge, porte-habits à cour, un grand parallélépipède au centre de la scène et une table à maquillage s’imposent sous un rideau de scène levé. À la table de maquillage, au cadre de miroir illuminé de lampes, Génica Athanasiou, comédienne chez Charles Dullin, metteur en scène du Théâtre de l’Atelier à Paris, accueille le public. Les lectures épistolaires étant de l’intimité au carré – intimité des auteurs, intimité du lecteur et des spectateur·trice·s – ce regard personnalisé sur les fauteuils donne le ton du spectacle : de la fraîcheur, presque de la drôlerie.

À la lecture de la première lettre, Génica en vaporeuse robe de chambre lit les mots d’Antonin Artaud non avec les sentiments de l’envoyeur, mais bien avec les ressentis de sa destinatrice. S’ensuit un décalage sensible et accrocheur, car les mots tels que : tu me manques, je pense à toi, lus post-séparation n’ont plus la même intensité que dans les premiers jours de passion. Car la passion était au rendez-vous. Impossible qu’il en soit autrement avec Antonin Artaud. Un joli début de spectacle que Daniela Morina Pelaggi saura poursuivre en changeant au fur et à mesure des lectures son personnage et ses univers.

Antonin possède le sens du jeu dramatique et de la mise en scène inquiétante tant au théâtre que dans sa vie, d’autant plus dans ses amours. Les deux teneurs de plumes se sont rencontrés chez Dullin, point de départ de six ans d’une orageuse passion amoureuse. Ah quelle belle idée de prendre la silhouette d’Adjani pour une lecture de lettre chantée sur les notes de Gainsbourg. On se souvient de la scène de ménage dans le clip de la chanson « Pull Marine » qui donne le ton de la marche à reculons de Génica, les yeux sous des verres fumés, face à l’amour dévorant et étouffant d’Artaud. Il faut savoir se protéger quand un amour vous assassine.

L’homme est en douleur et n’est que cela. La mise en scène accompagne les états d’âme du comédien, intransigeant, despotique, opiomane. La correspondance d’Antonin est intellectuelle et violente, elle qui voulait la recevoir vivante et toute de chair caressée. Dès lors, la conjonction de la mise en scène et de la scénographie porte de multiples dimensions à la lecture telle que cette lettre lue sur un oreiller face à une photo encadrée. Les changements de lieu, les changements de costumes et de personnages accompagnent les lettres dont on ressent l’émotion du contenu sans pour autant se rappeler des mots échangés.

Dans ce spectacle tout est basé sur la variation et l’utilisation de l’entier de la scène afin de soutenir ce courrier écrit dans la douleur et dans l’ombre. On surprend des images, des ambiances, des moments qui rappellent Madeleine Renaud dans Oh les Beaux jours de Beckett ou Au-delà de Jupiter dans 2001 l’Odyssée de l’Espace. C’est toute la force de cette mise en scène d’être foisonnante d’idées. Elles accompagnent les voyages et les dérives d’Artaud.

La vie d’Antonin devient insupportable à Arthaud. Alors il invective le monde dans son ouvrage : Le Pèse-Nerfs. Dans ce court texte concentré à l’extrême, il se livre à un violent combat intérieur qui débouche sur une écriture ressentie comme une thérapie éphémère qui débouchera sur un internement.

Adapter au théâtre les échanges épistolaires est souvent nécessaire, mais toujours délicat. Ici dans une scénographie intéressante et une mise en scène qui l’est tout autant, le public est attiré dans les profondeurs du vortex de cet amour jusqu’à son point de non-retour.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

Artaud Génica Correspondances, au Théâtre des Grottes, du 14 au 22 décembre 2022.

Mise en scène : Daniela Morina Pelaggi

Avec Daniela Morina Pelaggi

Photos : © Daï Daï Produçao

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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