Dédramatiser la mort… et la vie
Dans la vie, on a souvent tendance à se plaindre pour tout et pour rien. Au Grütli, dans Blanc, leur dernière création, Anna Lemonaki et sa troupe nous enjoignent à profiter de la vie, avant que la mort n’arrive, en choisissant le ton de l’humour pour désamorcer nos angoisses.
Dans le noir, une voix robotique nous annonce le contenu de la pièce : il y aura trois sœurs, quatre climax, pas vraiment de fil rouge, Jésus à la régie et un moment mélancolique, lors duquel retentira la mythique Unchained Melody. Mais de quoi cela va-t-il parler ? Essentiellement de la mort, de la vie, du destin. Dans une cérémonie flamboyante consacrée à l’ultime voyage, Blanc s’avère être un OVNI théâtral qui fait rire et réfléchir, à travers un voyage en plusieurs étapes…
Ces étapes sont marquées non seulement par les climax annoncés, mais aussi par l’évolution scénique. La première chose qui frappe dans Blanc, c’est l’inversion de l’organisation de la salle habituelle : le public est assis sur des chaises disposées à l’emplacement où se tient d’ordinaire la scène, alors que cette dernière se trouve en hauteur, dans les gradins. On y découvre, au milieu de mottes d’herbes, les trois sœurs dont nous a parlé la voix en introduction : les Moires de la mythologie grecque. Elles se présentent au public comme étant Clotho la Fileuse (Claire Forclaz), qui tisse le fil de la vie, Lachésis la Réparatrice (Luca Rizzo), qui le déroule, et Atropos l’Inflexible (Ruth Schwegler), qui le coupe. En résumé, elles incarnent le passé, le présent et l’avenir ou, dans d’autres termes, la naissance, la vie et la mort. Remarquons ici que le fil qu’elles déroulent est… rouge ! Joli clin d’œil à l’introduction qui nous annonçait une pièce sans fil rouge ! À travers leurs monologues et explications clarifiant le rôle de chacune, c’est la destinée qui est d’abord questionnée : notre parcours est-il tout tracé, ou sommes-nous maîtres et maîtresses de notre destin ? Si leur réponse s’avère catégorique, on ne peut s’empêcher de penser le contraire, tant on se demande si la vie vaut vraiment la peine d’être vécue si on ne prend pas de décisions. Ce questionnement,vieux, sans doute, de plusieurs millénaires, reste encore et toujours d’actualité. Toutefois, là où la présence des trois sœurs devient encore plus intéressante, c’est dans le rapport qu’elles entretiennent avec la mortalité. Alors qu’elles voient sans cesse des gens mourir, elles-mêmes sont immortelles. Paradoxal, non ? Et croyez-le ou non, elles nous envient ! Juste pour savoir ce que ça fait, pour envisager la possibilité d’une belle mort, ou simplement pour ressentir l’émotion unique de l’ultime voyage… Voilà qui prête à réfléchir, n’est-ce pas ?
Le voyage, c’est justement la seconde étape de ce spectacle. Pour le symboliser, les trois sœurs se transforment en hôtesses de l’air pour un vol à destination du paradis, si les conditions le permettent… Déroulant le toboggan réservé aux amerrissages d’urgence, elles créent un pont entre la scène en hauteur et le public, dont elles se rapprochent ainsi. De spectateur, on devient acteur. Et, alors qu’elles emmènent une technicienne (Anna Lemonaki) pour son dernier voyage, on se dit que l’on pourrait tout aussi bien être à sa place. Dans un nouveau climax, en pleine cérémonie d’enterrement, celle-ci revient sur sa vie et tout ce qu’elle offre symboliquement au monde en partant : biens matériels, ses yeux, et surtout, son cœur. Comme pour nous enjoindre à contempler la beauté du monde qu’on a trop souvent tendance à oublier.
Rappelons ici que, tout au long du spectacle, le rire prime. Alors que les thématiques abordées pourraient paraître vues et revues, et pas très joyeuses de surcroit, il n’en est rien ! Tout le texte se construit grâce à des décalages et des rebondissements, qui amènent à ces questionnements millénaires une fraîcheur toute nouvelle. Citons, par exemple, l’arrivée d’une gomme géante, interprétée par Rosangela Gramoni, qui vient déclamer un poème de Borges avant de partir. Pour où ? On n’en saura rien, mais elle y va de bon cœur ! Et l’on ne serait pas complet sans évoquer le Jésus musical (Samuel Schmidiger) et sa guitare, qui apportent une dernière touche de folie et permettent d’ouvrir le questionnement en le déplaçant vers une autre religion.
Blanc, c’est un spectacle d’une grande complexité où le rire est roi. Un spectacle qui parle de vie et de mort, sans jamais tomber dans la tristesse. Au contraire, c’est un spectacle qui contient et transmet une énergie folle, littéralement.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Blanc, d’Anna Lemonaki, du 25 mai au 6 juin 2021 au Grütli – Centre de production et diffusion des Arts vivants.
Mise en scène : Anna Lemonaki
Avec Claire Forclaz, Rosangela Gramoni, Anna Lemonaki, Luca Rizzo, Samuel Schmidiger, Ruth Schwegler et un robot.
https://grutli.ch/spectacle/blanc-2/
Photos : © Grütli