Les réverbères : arts vivants

Délier les langues, enfin

À l’Étincelle, Wave Bonardi présentait un spectacle nécessaire, pour enfin donner la parole aux victimes. En attendant d’être programmé ailleurs, Délier a déclenché les applaudissements nourris d’un public venu nombreux.

Délier, c’est un projet de longue date dans lequel Wave Bonardi se fait la porte-parole de sept femmes, qui ont toutes témoigné après avoir subi des agressions sexuelles lorsqu’elles étaient mineures. Un père, un oncle, un pasteur… les agresseurs peuvent avoir des profils très variés, et sont souvent proches des victimes. Mais ce n’est pas d’eux dont il est question dans Délier. Le texte se concentre sur la parole des victimes, devenues adultes désormais. Elles y racontent le rapport à leur propre corps, à celui des autres, aux relations amoureuses et sexuelles, mais aussi à leur santé mentale ou physique. Les séquelles sont nombreuses, variées, souvent invisibles, voire indicibles. Et si, comme le dit très justement Wave Bonardi, Délier ne peut pas défaire, le spectacle a le mérite de dénouer certaines entraves et de libérer une parole trop souvent considérée comme tabou et étouffée.

Il était des voix

Le début du spectacle pourrait s’apparenter à un conte de fées : sous une tonnelle, Wave Bonardi porte une robe de princesse. Sa gestuelle rappelle celle des poupées des boîtes à musique. Pourtant, on comprend bien vite que ce dont il sera question n’a rien du conte de fées, du moins pas les version de Disney qui ont bercé nos enfances. Le propos sera tout sauf léger, et le texte qu’elle va déblatérer pendant une heure et vingt minutes ne nous épargnera pas. Les mots seront crus et sans tabou, malgré quelques surprenantes touches d’humour.

Pendant le temps du spectacle, les témoignages s’enchaînent, se suivent sans véritable transition, comme si toutes ces voix n’en formaient qu’une, portées par la seule Wave Bonardi. Pourtant, chacune a vécu sa propre expérience. C’est là tout le paradoxe de ces terribles récits : il y a à la fois quelque chose d’universel, de partagé par toutes les victimes, tout en étant une expérience particulièrement intime et unique. C’est précisément ce paradoxe, aussi, qui qu’on n’en parle pas, que le sujet soit tabou. Un passage l’évoque d’ailleurs : sans qu’on lui ait interdit de l’évoquer, la petite fille dont il est question a compris qu’il ne fallait pas en parler, d’elle-même. Un état de fait qui a de quoi étonner, mais qui dégoûte avant tout, la honte ne devant pas être placée sur elle et son silence. Plus le récit avance, plus on pense à une amie, une sœur, une collègue… on se demande si elles ont toutes vécu quelque chose comme ce dont il est question sur cette scène. On s’interroge, on se demande comment cela peut arriver. On en vient même à culpabiliser. Une culpabilité autour du silence qui a entouré ces témoignages et continue de les entourer. Comme si on s’était rendu complice, d’une manière ou d’une autre, en ne sachant pas, en ne voulant pas savoir.

D’émotion en émotions

On est alors frappé par certains passages, durant lesquels la victime, qui nous parle, semble totalement détachée de ce qui lui est arrivé. Comme si le traumatisme était si puissant que la victime en rigolerait, comme si elle ne ressentait rien. Une manière pour la psyché d’éviter toute forme de souffrance. Et cela contraste avec d’autres passages, où les émotions sont fortes et variées : tristesse, colère, incompréhension, sentiment que le monde s’est écroulé et ne pourra jamais être reconstruit. Ces émotions, paradoxalement, ne sont presque jamais nommées. On les comprend pourtant, à travers les mots, les gestes, les impressions qu’on nous transmet. Car, dans sa première adresse au public, Wave Bonardi a la gorge totalement nouée, comme si elle ne pouvait pas parler, que les mots restaient coincés à l’intérieur. Pourtant, elle a envie de dire cette horreur, de la partager pour l’extérioriser, mais rien n’y fait, avant un bon moment. Et ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres.

C’est sans doute l’une des grandes forces de Délier : les mots sont crus, ressentis et vécus. Pourtant, les actes ne sont jamais décrits, ou à peine suggérés. Et l’on comprend tout ce dont il est question. On entre alors en empathie avec ces victimes, bien qu’on ne puisse qu’imaginer ce qu’elles ressentent. Cela tient en grande partie à l’impressionnante performance de Wave Bonardi, qui bascule d’une émotion à l’autre en un claquement de doigts. Sur la scène, elle change de tenue comme de personnage et d’attitude, avec une aisance qui force le respect. Le décor n’est d’ailleurs composé que de trois éléments : il y a cette tonnelle où elle semble d’abord s’être réfugiée, mais dont les parois tombent bien rapidement, comme si rien ne pouvait véritablement la protéger. Il y a ensuite ce portant, sur lequel les robes et autres tenues sont accrochées, et derrière lequel elle se cache, par pudeur ou peur du regard des autres. Il y a, enfin, ce tabouret de piano, qui fait écho à l’un des moments les plus poignants du spectacle. On n’en dira pas plus. Le mieux est encore d’entendre les mots portés par Wave Bonardi, en croisant les doigts pour que ce spectacle soit programmé ailleurs. Il le mérite amplement, et ces témoignages doivent être entendus.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Délier, de Wave Bonardi, du 5 au 8 février 2025 à l’Étincelle – Maison de Quartier de la Jonction.

Mise en scène : Wave Bonardi et Julia Portier

Avec Wave Bonardi

https://www.lahoule.ch/

Photos : © Sébastien Moritz

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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