Derrière le miroir
La Comédie de Genève accueille jusqu’au 28 avril Pile ou Face, une adaptation du livre de l’autrice romande Catherine Colomb. Ce « vaudeville dramatique » dépeint un tableau anthropologique grinçant d’une famille bourgeoise de la Côte vaudoise dans les années 1930. Un spectacle original et décalé entre faux-semblants, espoirs, renoncements et solitudes.
En 1934, Amélia Earhart est célèbre dans le monde entier pour être la première femme à traverser l’Océan Atlantique en avion. Pile. Pendant ce temps, sur les bords du Léman, une jeune femme, Thérèse, vit un immense chagrin d’amour dont elle ne se relèvera pas. Face.
En 1934, l’immense Hergé sort en fanfare Les Cigares du Pharaon. Pile. Et là-bas, quelque part entre Nyon et Vevey, Charles retrouve sa vie minuscule après une journée de travail contrariante et se rêve écrivain. Face.
En 1934, Roger Vercel reçoit le Goncourt pour Capitaine Conan. Pile. Du côté de Saint-Prex, entre deux enfants et les tâches ménagères, Catherine Colomb se bat pour écrire coûte que coûte son premier roman. Face.
Pile, le soleil qui se montre. Face, la réalité qui se cache. Il y a donc les gens qui se sont faits une place, qui préservent les apparences, qui ne montrent que la première assiette de la pile. Et il y a les mêmes dont la face se reflète crûment dans les vicissitudes d’un quotidien anonyme.
Et il y a cette mère de famille, Elisabeth, qui s’est résignée à épouser Charles depuis ce soir où son amour de jeunesse, rencontré au bal des pompiers à Bière en 1892 (année de naissance de Catherine Colomb), a dû partir à la suite de l’explosion du bateau « Le Mont Blanc » dans le port d’Ouchy.
Il y a donc ces petits bourgeois vaudois sur le retour, Elisabeth et Charles, parents de Thérèse, jeune adulte, transpercée par la douleur des amours débutantes. Il y a surtout cette vie qui s’écoule et s’écroule autour d’eux avec la bonhommie nonchalante d’un train CFF passant sur la Riviera. Et au milieu de tout cela, une jeune fille au pair alémanique, sorte de bonne à tout faire et spectatrice malgré elle de ces blessures d’âmes qui se dévoilent.
Dans ce théâtre narratif qui explique dans les détails des tranches de vie commune de l’entre-deux guerres, il ne se passe pas grand-chose. Les perspectives semblent closes pour les protagonistes, condamnés à reproduire l’assignation de leur classe sociale et de leur fonction familiale et conjugale. Et c’est dans cette routine a priori inintéressante que le Collectif CLAR trouve intérêt à dépeindre, derrière la « lissitude » apparente, la psychologie complexe de cette communauté : le couple obligé en déliquescence, le dépit romantique suicidaire, l’assignation prédéterminisme des genres, … Le diable se cache dans les détails…
Adaptée du texte éponyme de Catherine Colomb, cette mise en scène collective propose donc une intrusion voyeuriste dans l’intimité d’une famille de la Côte vaudoise. Le tout est raconté dans une forme originale, celle d’un jeu d’acteurice où chaque didascalie est avouée. Ce maillage radical entre les répliques et les explications qui vont autour compense la non-action ambiante, symbole du vide de sens de ces existences minuscules, étriquées, condamnées.
Les cinq comédien.nes campent ainsi une petite galerie de personnages de la société de l’époque qui met en lumière une satire acide des mœurs petites bourgeoises et du jeu délétère des apparences et appartenances familiales et sociales.
La scénographie équilibre elle aussi la morosité ambiante. A partir d’un paquet de décors assemblés de bric et de broc au début du spectacle, elle se déploie en plusieurs formes dynamiques qui permettent de disposer, au fur et à mesure des scènes, des éléments représentatifs des lieux où celles-ci se déroulent : ici un encadrement de porte, là une chaise, ailleurs des cartons qu’on avait laissé au grenier… Ou encore une fenêtre avec un ventilo pour mettre du vent dans les rideaux. Ou la même fenêtre, comme un petit théâtre de guignol derrière laquelle les comédiens ambiancent ce qu’il se passe sur le plateau en créant des sons avec des objets du quotidien – qui un rythme sur une théière, qui un grincement avec un moulin à poivre.
L’humour, lui aussi, se cache dans les détails de la plume de l’écrivaine romande méconnue Catherine Colomb. Intéressant de noter que ce texte était d’abord un feuilleton paru hebdomadairement dans une revue suisse de l’époque. Un préquel, un antépisode, une sorte de Dallas romand avant l’heure, en quelque sorte… Son écriture caustique découvre des perles drôles et cyniques qui montrent un engagement féministe et une qualité à décrire un monde de petit bourgeois bon chic bon genre auquel elle appartient, elle mère au foyer et femme d’avocat. Un exemple : quand elle crie à l’injustice de genre pour comparer la solidité des élastiques des bretelles masculines à la fragilité de ceux des porte-jarretelles. Il y a des combats à mener, assurément.
Malicieusement en équilibre sur une crête entre comédie et drame, le spectacle finit par verser dans l’ombre de la face nord du vertige existentiel. Ramuz, sors de ce corps… Un peu déboussolé par tant d’assemblages de matières et registres de jeu hétéroclites, on ressort de cette expérience théâtrale rassasié de mots et d’histoires qui ajoutent une couleur inédite à notre palette de spectateurice.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Pile ou face, d’après Catherine Colomb, à la Comédie de Genève, du 19 au 28 avril 2024.
Adaptation et mise en scène : Collectif CLAR
Avec Romain Daroles, Arnaud Huguenin, Loïc Le Manac’h, Chloé Lombard et Marie-Madeleine Pasquier.
Photos : © Mathilda Olmi