Le banc : cinéma

Des bien pensants, tu te méfieras !

Bucarest, été 2020. La carrière d’une institutrice est menacée lorsqu’une vidéo intime tournée avec son mari se retrouve accidentellement sur la toile. Subitement discréditée, elle tentera de tenir tête à une équipe de parents exigeant son renvoi. Avec son satirique Bad luck banging or looney porn, Radu Jude écorche la société roumaine en la mettant face à ses contradictions.

Adeptes de registres subtils, passez votre chemin, voici un film qui ne fait pas dans la dentelle. À commencer par la scène d’ouverture, au contenu pornographique particulièrement explicite. Emi (Katia Pascariu) et son mari (dont on ne connaîtra pas le nom) filment leurs ébats tant et si bien qu’aucun détail de leur anatomie ne sera plus un secret pour quiconque au bout de cinq minutes. La vidéo aurait dû rester privée, pas de chance le mari la poste accidentellement sur internet. Elle est sitôt retirée mais trop tard, déjà téléchargée à plusieurs reprises, elle devient virale. Alors que lui n’en subira aucune conséquence, des parents d’élèves exigent le renvoi d’Emi. La direction de l’école devra alors statuer sur le sort de l’institutrice lors d’une confrontation publique entre les différentes parties. Si la scène de sexe vous a coupé la chique, attendez de découvrir celle du jugement !

De loin, le synopsis du film rappelle Sex tape, une comédie américaine de 2014 signée Jake Kasdan. La vidéo privée d’un couple ayant fuité sur internet, c’était d’un œil amusé et goguenard qu’on se demandait ce qui allait advenir de ces personnages bon chic bon genre, qui tentaient par tous les moyens de récupérer l’enregistrement pour le détruire. Dans Bad Luck banging or looney porn, on rira aussi (jaune) mais Radu Jude a un autre dessein que celui de la comédie légère. Sans divulguer le contenu de ce qui se jouera entre Emi et les différents acteurs de l’école, disons que cette vidéo lui vaudra d’être clouée au pilori avec une rare férocité. Et ceux qui s’offusqueront le plus de cette partie de jambes en l’air étant précisément ceux qui regarderont l’enregistrement à deux fois, la mauvaise foi trouvera ici un terreau des plus fertiles. Hasard du calendrier, Radu Jude a tourné pendant la pandémie, offrant ainsi à ses personnages masqués une magnifique aubaine de se voiler la face !

Les mécanismes de frustration induisant la malveillance envers ceux qui vivent une sexualité épanouie (réelle ou fantasmée) auraient pu constituer un film en soi. Mais Radu Jude n’entend pas s’arrêter à dénoncer la pudibonderie de quelques parents frustrés. C’est à la société roumaine conservatrice dans son ensemble qu’il réserve sa critique la plus acérée. Dans le premier tiers du film, on suit Emi traverser Bucarest à pied pour rejoindre l’école, où l’attend son « procès ». Ce long trajet sera l’occasion de constater non seulement que les incivilités sont présentes à chaque coin de rue mais surtout que personne ne s’en offusque. Comme dans cette scène à la caisse d’un supermarché, où une femme n’ayant pas assez pour régler ses courses se fait humilier par une autre cliente, et ce dans l’indifférence générale. Racisme ordinaire, mépris de classe, panneaux publicitaires sexistes, harcèlement de rue… c’est à la truelle que le réalisateur peint sa vision de la société roumaine et on ressortira de cette traversée de la ville comme d’une traversée du désert, en espérant tomber sur une oasis.

Si le ton est brusque, la forme l’est tout autant, notamment dans ses transitions. Après une première partie plutôt lente, alternant plans séquences et plans fixes, un second volet constitué d’images d’archives, vient rompre avec le fil narratif du film. Des scènes très brèves, sortes d’allégories du passé roumain nous sortent de l’histoire au risque de nous perdre un peu. La dernière partie revient avec force et fracas dans le récit, tourné en huis-clos dans la cour d’école, où tous les personnages seront rassemblés pour le procès d’Emi, avec en point d’orgue une fin des plus burlesques.

Récompensé par l’ours d’or à la Berlinale 2021, ce film est bombe d’irrévérence qui, sous des airs de comédie grinçante adresse un violent camouflet à la société roumaine. Son titre aurait aussi pu être « l’hôpital qui se fout de la charité ». On aurait peut-être préféré un trait moins forcé par endroits, mais son allégement n’aurait alors pas été à la mesure de l’hypocrisie que dénonce le réalisateur. Pour l’apprécier, sans doute faut-il pouvoir accepter de se laisser embarquer dans la vision radicale qu’il impose.

Valentine Matter

Référence :

Bad luck banging or looney porn, de Radu Jude, avec Katia Pascariu, Claudia Ieremia, Nicodim Ungureanu… ,Roumanie, 2021, 106 minutes

Photos : © DR

Valentine Matter

Cinéphile éprise du genre documentaire, Valentine n’en apprécie pas moins la fiction et ne résiste certainement pas aux comédies grinçantes. Sa formation de psychologue entre plus volontiers en résonance avec les personnages lorsqu’ils sont complexes et évolutifs.

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