Les réverbères : arts vivants

Des mots entre réel et poésie : Nous par le ciel si bas

Pour la troisième saison consécutive, la Pépinière collabore avec la Maison Saint-Gervais et propose des reportages autour des créations de la saison. Avant les représentations, Fabien Imhof s’est entretenu avec Julien Mages, auteur et metteur en scène de Nous par le ciel si bas et a souhaité en savoir un peu plus sur la genèse du spectacle.

Déjà durant ses années de théâtre amateur, Julien Mages a toujours eu la volonté d’écrire et de mettre en scène. C’est donc tout naturellement qu’il a suivi cette double filière à la Manufacture. Si le théâtre est sa principale activité, il est également auteur de poésie depuis l’adolescence. On a par exemple pu lire ses Voyages illuminés publiés à l’Âge d’Homme. Durant ces deux prochaines années, il écrira principalement pour d’autres metteurs en scène, travaillant en parallèle sur un roman. Les mots revêtent donc une importance particulière pour lui, d’où ses mises en scène qu’il décrit comme « appauvries », avec très peu de décor sur le plateau. Nous par le ciel si bas ne déroge pas à l’habitude.

Une écriture entre réel et poésie

Ce qui se déroulera sur nos yeux, c’est un drame familial contemporain, factuellement réaliste, entre deux sœurs qui se retrouvent. S’inspirant de la relation qu’il entretient lui-même avec son frère, Julien Mages imagine une femme recluse, qui n’a jamais retrouvé la paix et le calme après la mort du père. Alors que sa cadette lui rend visite, la discussion tournera rapidement à la prise de tête : l’aînée accusant sa sœur de ne pas être une vraie créatrice, celle-ci lui répondra qu’elle n’a toujours éprouvé que du mépris envers elle. Les choses vont tourner sur la domination, voire un chantage au suicide, récurrent, qui indique qu’il s’agit peut-être de leur dernière rencontre, ajoutant un certain poids au drame. On assistera également à un élan de libération de la cadette, qui devra choisir entre laisser faire et partir. Dans cette histoire, les deux sœurs se connaissent parfaitement. C’est cette cellule familiale, à deux, qui donne lieu à des phrases amputées, incomplètes, comme un couple qui se déchire, avec ses réflexes de langage, de protection et de domination. Quelques tirades émaillent également le dialogue, mais c’est avant tout à une joute verbale que nous assisterons.

Dans sa manière de travailler, Julien Mages effectue une forme de travail qu’on peut qualifier d’ « avant-gardiste », ou de contemporain, dans la mesure où son écriture entre en symbiose avec la poésie, plus ou moins présente selon les moments. Ses personnages sont davantage des archétypes intérieurs, des fonctions psychologiques, qui suivent une trame narrative, mais l’intérêt réside surtout dans ce qu’ils représentent. Il envisage ainsi deux formes de pièces : celles qui lui sont inspirées de classiques, de personnages, d’un thème politique ou simplement de son imaginations, et d’autres plus biographiques. C’est dans cette catégorie que se situe Nous par le ciel si bas. Julien Mages réfléchit autour de faits psychologiques, voire psychiatriques, comme la folie, la maladie, la division familiale… Son premier spectacle, Division familiale, joué à l’Arsenic puis au Poche, ou encore Un homme, seul parlent de maladies psychiques, comme la bipolarité ou la dépression qui l’inspirent et ont touché sa famille. Pour lui, l’écriture de cette pièce s’insère dans le paquet de pièces telles que Mélopée du petit barbare, Sans partir ou Division familiale, où il s’inspire de sa vie, avec une part plus ou moins grande de fiction. Dans Nous par le ciel si bas, il reste proche de la réalité, tout en respectant l’intimité de ceux dont ils parlent. Les deux sœurs ont ainsi le rôle de fonctions psychologiques, et sociales, puisqu’il est question de lutte des classes, de famille bourgeoise à laquelle il faut échapper. La petite sœur illustre d’ailleurs cette forme d’étouffoir en disant à sa famille : « J’ai chuté pour vous échapper ».

Car Nous par le ciel si bas parle d’art aussi : la grande sœur aurait dû agir comme un mentor, un modèle pour sa cadette. Cette dernière, musicienne, était promise à une grande carrière, mais cela ne s’est pas fait pour des raisons de fragilité mentale. On entrevoit ainsi, en filigrane, son parcours de jeunesse et son rapport avec la drogue, dont Julien Mages à parlé dans Adolescence il y a quelques années. On comprend alors d’autant mieux la citation précédemment évoquée. Nous par le ciel si bas est donc décrite par Julien Mages comme une pièce complète, avec comme ligne de fond le lien entre deux sœurs qui s’étouffent. Mais il s’agit aussi d’une « mise en amour », car ces deux sœurs s’aiment réellement et profondément, ce qui crée toute la complication de la pièce.

Un plateau nu, tout en subtilité

Julien Mages a l’habitude de travailler avec des plateaux presque entièrement nus, ce qui sera bien sûr le cas ici. Il évoque sa collaboration avec Dominique Dardant, responsable de la création lumières, comme une véritable rencontre sur cette création, parlant de paysages subtils qui se dessinent dans le nu et le plein feu, avec des ombres légères, donnant à la temporalité du moment une toute autre dimension que celle du monde qui tourne autour de ces deux sœurs.

Le choix des comédiennes s’est imposé comme une évidence. Julien Mages avait très envie de réunit Marika Dreistadt, avec qui il avait collaboré sur huit spectacle avant la séparation de leur collectif en 2013, et Fiamma Camesi, avec qui il avait travaillé sur Animaux. Il décrit ces deux actrices comme ayant un quotient vibratoire assez haut. C’est cette capacité émotionnelle très forte qu’il recherchait, pour donner une base à son travail de mise en scène. C’est ainsi qu’il cherche cette qualité vibratoire et poétique, une forme d’intensité totale de vérité, pour casser le réalisme avec une dimension poétique. Ce réalisme tronqué, symbolisé par ces deux entités psychologiques, se confronte ainsi au poétique, qui intervient comme une réaction chimique, teintant progressivement le jeu et la scène. Pour ce faire, Julien Mages effectue un important travail sur la langue, en alternant des tirades comme des poèmes en prose qui exercent certains effets sur la trame, et des dialogues amputés, comme suspendus. C’est dans ces moments que tout se dit.

La grande partie du travail de direction d’acteur·ice·s s’effectue donc dans l’écriture et dans les transitions. Il cherche ainsi à offrir une forme de liberté totale à ses actrices, pour qu’elles trouvent une manière de dire le texte. Sans les placer précisément, il leur offre des aires de jeux où elles peuvent évoluer comme elles le souhaite. Le travail se fait donc davantage sur la qualité d’écriture et sur une forme d’intimité totale, absolue, dans laquelle le public est amené à entrer. Ce ne sont pas les actrices qui projetteront leur voix, afin de créer des liens et de pousser cette intimité au maximum, comme au cinéma, mais sans la barrière de l’écran. Il faut dès lors trouver le juste équilibre entre les passages poétiques et le fait de dire une langue réaliste, comme si elle venait d’ailleurs.

En lien avec cette intimité, le travail sur l’espace revêt une importance particulière aux yeux de Julien Mages. Il aspire à travailler sur cette nouvelle manière de dire, avec de la poésie et une liberté pour les acteur·ice·s, afin de se libérer des substrats et détails habituels de mise en scène, comme les objets ou certains décors. Son objectif ? Libérer l’esprit du spectateur pour féconder son imaginaire. C’est ainsi que la nature agira comme décor dans Nous par le ciel si bas : une petite baie vitrée sera symbolisée en direction du public. Quand les comédiennes le regarderont, ce sera comme si elles regardaient le ciel, l’horizon. C’est ce genre d’images poétiques qui lui tiennent à cœur, lorsqu’il raconte la finesse des relations psychologiques, psychiatriques, familiales et amoureuses, en allant chercher à la fois des choses marginales et habituelles.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Nous par le ciel si bas, de Julien Mages, du 14 au 18 février 2023 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Julien Mages

Avec Fiamma Camesi et Maria Dreistadt

https://saintgervais.ch/spectacle/rivieres

Photos : © Sylvain Chabloz

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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