Les réverbères : arts vivants

Différent mais bien présent !

Du 9 au 10 juin, à la Comédie, la compagnie Catalyse nous a rafraichi les méninges : Un joyeux clin d’œil pour nous rappeler que les voyages de Gulliver se poursuivent au-delà de Lilliput, jusqu’au pays des Houyhnhnms et un joyeux coup de pied pour envisager l’espèce humaine sous toutes ses coutures.

Gulliver, le dernier voyage est une réécriture participative, qui, comme pour être fidèle au roman d’origine des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, réunit différents peuples et même différentes façons d’aborder le travail de la scène et du texte – allant jusqu’à accoucher, par des petites piques critiques bien placées, d’une nouvelle société. Dans cette société qui démarre à Laputa, chez les grands philosophes modernes, l’on célèbre un heureux mélange : Pierre Chevallier et les travailleurs handicapés de la Compagnie Catalyse s’attèlent à mettre en lumière les travers d’une société qui se veut parfaite (un petit reflet de la nôtre, bien entendu). Swift avait vu juste, les travers, dans une société, en veux-tu, en voilà et rien de tel que la scène pour les bousculer.

Arriver dans un autre monde

Laputa, je ne connaissais pas. C’est d’abord un monde sonore, comme le rapporte l’enregistrement de Gulliver (Manon Carpentier) qui marque le départ du dernier voyage. Les échos d’un naufrage, les grandes vagues claquantes, le souffle court de Gulliver nous laissent bien entendre que ce nouveau monde est difficilement accessible. Cette piste audio nous transpose de façon très originale et rapide de notre petit fauteuil rouge à la grande utopie des Laputiens. Les Laputiens sont, certes, sur une île, mais ne font plus surface : ils sont plongés dans des réflexions abracadabrantes et n’ont pas d’autre souci que de tout penser et repenser et, de temps à autre, mater le peuple d’en-bas, en écoutant attentivement leur roi fou. Celui-ci n’a cure des insurrections, il fanfaronne. Gulliver suit son instinct de découverte et se déplace d’un endroit à l’autre de la scène en posant une multitude de questions. Vainement, car sa curiosité n’est pas vraiment accueillie. On écarquille ses mirettes, tant la pièce baigne dans une douce pénombre. Celle-ci fait place au monde du mystère, mais aussi du conte avec des personnages étonnants, propres à l’univers de Jonathan Swift.

Comme ce roi au chapeau cornu qui ne cesse de hurler des nouveaux commandements depuis son chariot mobile. On y retrouve un mélange osé d’un pape très âgé et du chariot de Zézette dans Le père Noël est une ordure. Les couches sociales et hiérarchiques fusionnent.

La curiosité bien placée

Bien que confronté aux Laputiens, qui obsédés par les calculs et les nouvelles conjectures susceptibles d’arriver toujours n’ont cure de se décentrer quelques minutes pour le nouveau voyageur, Gulliver réitère ses questions et ne se lasse pas. Manon Carpentier revêt d’ailleurs un costume inspiré des astronautes, des grimpeurs et du bleu de travail qui révèle un trait intéressant de son caractère : la persévérance éclairée – Bravo à Clémence Delille pour les costumes ! –  Ici, il faut souligner l’une des prouesses de Gulliver, tout au long du spectacle : Rien ne laisse transparaître, dans sa voix, un quelconque jugement sur les personnalités plutôt revêches qu’il rencontre. Il apprécie la différence et accueille leur présence. Un clin d’œil aux spectateurs et spectatrices ? Gulliver au féminin… on apprécie les variations dans ce spectacle !

Curiosité et humour s’entremêlent tout au long du spectacle, notamment lorsque Gulliver obtient l’autorisation de rejoindre l’académie de Lagado, terrain de la science spéculative. Voilà que Manon Carpentier débarque au milieu d’un laboratoire des plus fous, mené par un scientifique excentrique, prêt à tout pour transformer la matière fécale en nourriture de haute volée. Ses tentatives, sans queue ni tête, font rire !

Effets de brume, lumière criarde pour souligner l’aspect décalé du lieu, la mise en scène de Madeleine Louarn et Jean-François Auguste et les lumières proposées par Mana Gautier et Loris Gemnignani sont ici, en un mot : fascinantes. L’on peine à tout capter du regard, tant cela pétarade de tous côtés. Les essais scientifiques débordent, dépassent la ligne du monde bienpensant. Gulliver ne rechigne pas, il continue à s’étonner en allant à la rencontre de l’autre. Il leur reconnaît, à tous, le droit d’être là et de vivre leurs idées.

En cela, le personnage de Gulliver nous ouvre des portes bien trop souvent fermées de notre esprit : quelques mots articulés différemment par Gulliver, nos regards posés sur les Laputiens qui se meuvent avec cette lenteur grâcieuse, les corps qui répondent à d’autres codes que ceux  scellés par une société – une parmi d’autres –  nous engagent de suite dans une réflexion philosophique sur le conte de Swift : Et nous, engageons-nous le dialogue avec les Lilliputiens et autres Brobdingnagiens ? Cette mise en abyme, dans un après-midi de juin, était salutaire et drôlement profonde.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Gulliver, le dernier voyage de Madeleine Louarn, Jean-François Auguste, du 9 au 10 juin 2022 à la Comédie de Genève.

https://www.comedie.ch/fr/gulliver-le-dernier-voyage

Mise en scène : Madeleine Louarn, Jean-François Auguste

Avec Pierre Chevallier et l’Atelier Catalyse : Manon Carpentier, Jean-Claude Pouliquen, Tristan Cantin, Christelle Podeur, Guillaume Drouadaine, Sylvain Robic, Emilio Le Tareau

Photos : © Gwendal Le Flem

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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