Les réverbères : arts vivants

Dire les difficultés du couple par le corps

Dans sa dernière création, la chorégraphe Anna-Marija Adomaityte questionne les relations de couple. Avec Pas de deux, elle remet en cause les représentations classiques de la danse à deux, pour interroger, sans mots, nos interactions et nos vies.

Pour les non-initiés tels que moi, une petite explication théorique s’impose en préambule. En danse, un « pas de deux » désigne simplement une séquence chorégraphique entre deux personnes, le plus souvent un homme et une femme. Or, dans les représentations habituelles, l’homme dirige, assiste et protège, incarnant la puissance. Quant à la femme, elle est réceptive et gracieuse, comme un symbole de beauté. C’est le cas, particulièrement, en danse dite “classique” (avec des ballets comme Le Lac des cygnes). Seulement voilà, dans la vie de tous les jours, on cherche à s’émanciper de ce genre de visions. Pourquoi ne pas le questionner aussi à travers la danse, en reprenant les mouvements les plus classiques et les plus stéréotypés qui soient ? C’est l’un des objectifs de Pas de deux. Et on peut le dire : les corps ont autant à raconter que les mots.

Sur le sol bleu, éclairés par trois énormes spots rectangulaires, Mélissa Guex et Victor Poltier attendent : elle dos à lui, une main jointe à la sienne, alors que la seconde se trouve sur le ventre de la danseuse. Le public se place tout autour de l’espace alors que la musique commence. Et c’est parti. Enfin, pas tout à fait… Les premiers mouvements semblent saccadés. Un porté paraît vouloir se développer, mais rien n’y fait. On tente alors d’imaginer toutes les entraves potentielles : la timidité de chacun, dans un couple qui n’en est qu’à ses débuts et où l’on ne parvient pas à s’ouvrir à l’autre ? Le regard d’autrui, symbolisé par le public, en position de voyeurisme ? Les interdits intériorisés ? On notera que, pendant la majeure partie de la représentation, leurs regards ne se croisent pas, et mettent même un certain temps avant de se chercher.

Tout évolue petit à petit, et les mouvements se font de plus en plus rapides, à mesure que la musique s’accentue et devient plus assourdissante. Comme une métaphore du couple qui, les deux protagonistes se sentant toujours plus en confiance, se laisse aller l’un vers l’autre et agissent aussi par automatismes. Seulement voilà, le porté ne décolle toujours pas et les pauses se font plus nombreuses. Il y a, dans la danse, le besoin de souffler qui existe également dans la relation amoureuse. Tout semble alors fait d’une succession d’éloignements et de rapprochements, comme une force d’attraction et de répulsion. Et c’est là que le questionnement de la chorégraphe prend tout son sens. Dans ce Pas de deux, les danseur·euse·s sont enfermés à deux, comme une contrainte dont il est difficile de se libérer. Il en va de même avec le couple – hétéronormé, dans le cas présent – où il est parfois difficile de s’affirmer, surtout pour la femme, dans l’imaginaire collectif (cela se vérifie aussi souvent dans les faits). On assiste donc à une lutte constante contre les injonctions de la danse, où Mélissa Guex aimerait bien elle aussi guider parfois et affirmer son image protectrice. De son côté, Victor Poltier semble chercher à se laisser guider, à incarner lui aussi la sensibilité et la grâce. Si beaucoup de couples l’ont déjà compris, force est de constater que ce n’est pas encore le cas partout et que les représentations construites depuis longtemps ont la peau dure…

Si l’on pense de manière plus large, on peut aussi se dire, avec un certain élan de positivité, que Pas de deux montre différentes étapes du couple, certaines où l’on est en parfaite osmose, d’autres pleins de différends. Mais la performance physique – car il s’agit aussi de cela – qui nous est proposée vient nous rappeler une chose essentielle, que certains oublient trop souvent : être ensemble ne veut pas dire devenir un, et un couple reste l’addition de deux individualités qui ont chacune leur place et leur importance.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Pas de deux, d’Anna-Marija Adomaityte, du 12 au 15 septembre à l’Abri, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

Concept et chorégraphie : Anna-Marija Adomaityte

Collaboration à l’écriture chorégraphique et interprétation : Mélissa Guex et Victor Poltier

https://fondationlabri.ch/events/artiste-associee-anna-marija-adomaityte-pas-de-deux/

Photo : © La Bâtie

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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