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Discret mais poignant : Louis Soutter, un peintre suisse

Michel Layaz, en cueilleur d’impressions, met à nu, dans Louis Soutter, probablement, les forces inépuisables et contraires qui animaient le peintre suisse de la première moitié du XXe siècle. Publié aux Editions Zoé en 2016, l’ouvrage dépasse amplement les contours d’une biographie. Intense !

« D’où sortaient-elles ces femmes à la fois inachevées et si présentes, qu’on aurait juré pouvoir faire disparaître en tirant au hasard sur un fil d’encre qu’on aurait ensuite enroulé autour d’une bobine imaginaire ? Peut-être de là où naissent les désirs et les obsessions, dans cet espace situé nulle part où se terrent les énigmes qui nous hantent et nous dévorent. » (p. 142)

La Côte au début du XXe siècle

Pour peu, les œuvres de Louis Soutter nous auraient échappé et seraient passées inaperçues auprès des afficionados de l’art… Personnage atypique, artiste qui peint, dessine et tressaille dès qu’il s’agit de prendre un engagement de longue durée, c’est ce peintre suisse que Michel Layaz replace au cœur de l’Histoire en proposant un parcours des années 1887 – soit peu avant le départ de Soutter pour les États-Unis – à 1942, moment de sa mort, après dix-neuf années passées dans un asile – un séjour tout sauf mérité – à Ballaigues. Cette progression chronologique permet aux lecteurs de relier le quotidien de Louis Soutter à des évènements phares du jeune XXe siècle sur la Côte : par exemple, les concerts de l’Orchestre symphonique de Lausanne mené à la baguette par l’Allemand Carl Ehrenberg ou les débuts de l’Orchestre de la Suisse romande avec Ernest Ansermet. Ehrenberg, Ansermet, Stravinsky ne sont plus uniquement des indications topographiques romandes pour situer un peintre, mais s’animent, semblent apporter leurs touches musicales dans l’ouvrage de Layaz. Enrichi d’un contexte florissant, le personnage plutôt sombre de Louis Soutter nous devient appréciable ; on s’attache et on aimerait le cerner davantage encore.

Le narrateur campe les moments clés de la vie du peintre, en s’aventurant dans les pensées intimes et secrètes de l’artiste. Ce qu’il ressent, ce qui fulmine en lui, reste toutefois marqué par le sceau prudent du « probablement », et ce flou choisi par Layaz est une des grandes forces du récit. On nous parle du mariage raté avec Madge Fursman, elle aussi élève d’Eugène Ysaÿe au Conservatoire royal de Bruxelles. Soutter la suivra, à vingt-sept ans, à Colorado Springs. C’est peut-être là que Soutter vivra d’ailleurs les années les plus marquantes de succès social et artistique : il deviendra, entre autres grâce à sa rencontre avec sa dulcinée, professeur de dessin et de musique aux Beaux-Arts du Colorado College. Mais son ascension stoppe ensuite net et le texte le donne à voir.

Vive désapprobation

En 1902, Louis Soutter tourne le dos à un destin facile dont il peinait à se réjouir. Il revient en Suisse, s’extirpant difficilement d’une enfilade d’échecs artistiques – notamment à la VIIIe Exposition nationale suisse des beaux-arts, au Palais de Rumine – et de ses forfaitures à l’égard de la famille ou de ses compères artistes. Le narrateur n’hésite pas à montrer l’arbitraire des réactions provoquées par Louis Soutter, qui semble toujours s’inscrire en porte-à-faux par rapport à son époque et ce, quel que soit le lieu où ses pérégrinations le mènent. Ce parcours tortueux prendra fin lorsque le frère de Soutter mènera Louis dans un asile à Ballaigues, duquel il ne pourra s’échapper que pour de longues promenades dans le canton de Vaud.

Ce contraste entre l’affection que lui porte le narrateur et la désapprobation qui attend l’artiste à chacune de ses brèves expositions privées ou publiques est renforcé par l’ironie du texte et par la langue riche employée par Michel Layaz :

« Pour que le temps des repas passe plus vite, il se réfugiait dans un univers invisible, à l’abri des abîmes et des bruits de bouche. » (p. 106)

« Louis et Charles-Edouard s’arrêtèrent et s’embrassèrent, deux hommes à part, si différents, ivres de fécondité, le fada et le fou, le fou et le fada, chacun en équilibre à l’extrémité de sa branche. » (p. 139)

Layaz nourrit son récit de multiples dialogues retranscrits que Louis Soutter aurait probablement menés avec ses proches – bien que le mot « proches » semble inapproprié dans le cas de cet artiste pour qui une amitié durable semblait impossible. Sans heurter la fluidité du texte, ils donnent l’impression aux lecteurs de subir, tout autant que Louis Soutter, les différentes consignes qu’il devait suivre à l’asile, les désapprobations sociales auxquelles il était livré lorsqu’il montrait ses dessins.

Une des plus grandes qualités du texte réside également dans l’alternance des perspectives narratives, si bien que certains passages font place à Louis, d’autres à sa famille, à ses rencontres :

« Louis évoqua aussi des paysages vastes comme la Suisse qui vous remettent à votre place, il se montra fasciné et dérouté par ce pays où l’humain peut tout et ne compte pour rien. Yvonne Walter-du Martheray aimait la voix de Louis, percevait entre les mots une souffrance tue qui laissait derrière elle comme un sillage énigmatique. » (p. 182)

Mais tous avaient beau multiplier leurs regards sur Louis Soutter, personne ne l’embrassa vraiment dans toute sa complexité, raison pour laquelle Michel Layaz prend parti dans son ouvrage, puisqu’il retrace l’errance de son personnage en tentant d’expliquer ses manœuvres intérieures :

« [L]es dessins de Louis, ces treillages fantasques, cette cavalcade aux traits nerveux et convulsifs n’étaient rien d’autre que le reflet de ses souffrances et de ses fissures mentales. » (p. 157)

Les dessins de Louis rappellent les grandes fresques murales en format miniature et sauront bousculer, bercer vos pensées quand la période des traditions nous donne à penser que tout est immuable. Heureuse découverte !

Laure-Elie Hoegen

Référence :

Michel Layaz, Louis Soutter, probablement, Éditions Zoé, Genève, 2016, 236p.

Photo : © Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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