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Tribute to G. Perec : Le mystère de la dernière pièce

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Louise Glatz vous propose un texte inspiré d’une nouvelle de Georges Perec parue en 1979, dont elle reprend la trame narrative : Le Voyage d’hiver. Perec met en scène un professeur de lettres, Vincent Degraël, qui découvre par hasard un texte fictif intitulé « Le voyage d’hiver ». Ce texte, signé par Hugo Vernier, emprunte des phrases à plusieurs auteurs célèbres du XIXe siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, etc.), mais a été écrit bien avant ! Ces écrivains fameux auraient-ils pillé l’œuvre de Vernier ? Pendant trente ans, Degraël mène l’enquête. En vain. Il finira dans un hôpital psychiatrique…

* * *

Une vie de voyage d’hiver

Je naquis en 1979, d’un père unique, Georges Perec. Quelque temps après, dans un magazine scientifique, je lus que ce n’était pas possible, que je devais forcément avoir une mère quelque part, mais dans mon monde à moi, la biologie n’avait pas sa place, rien n’était impossible. Mon enfance fut plutôt heureuse et joyeuse, j’étais choyé par mon père qui portait une attention extrême à mon développement. Mes frères et sœurs en furent un peu jaloux même s’ils n’osèrent jamais l’avouer.

Et puis, un après-midi, qui avait pourtant débuté comme un après-midi ordinaire, mon père décida que j’étais assez grand pour être dévoilé au reste du monde. Ma vie bascula du jour au lendemain : Saisons nouvelles, Paris, Hachette, 1979. Je me retrouvai seul, perdu, au milieu d’un recueil comportant des nouvelles inconnues : « Dernier printemps » de Rezvani, « L’été lointain » de Jean Freustié et « Octobre est le plus beau mois » de Jacques Chessex. Une véritable francophonie vivaldienne. Intimidé, je ne leur adressai pas la parole et elles ne firent pas plus d’effort pour briser la glace. Mais ce n’était rien à côté des humains qui, eux, me contrarièrent particulièrement. Moi, qui n’avais jusque-là connu aucune autre main que celles de mon père, je me retrouvai tripoté, écartelé, écrasé, effeuillé par des doigts étrangers. Certains, supposant que c’était un signe de distinction, se léchaient consciencieusement le bout des doigts avant de me feuilleter, provoquant chez moi dégoût et pages cornées.

À la mort de mon père, comme j’étais complètement anéanti, et que je ne trouvais aucun réconfort auprès de mes colocataires, on m’offrit la possibilité de déménager. C’est ainsi qu’en mars 1983, à quelques encablures de là, j’emménageai au n° 193 du Magazine Littéraire. J’installai deux trois pots de géraniums sur mon balcon, quelques enluminures bienvenues et menai ainsi une petite vie paisible, sans problème de voisinage.

Ce qui m’amena gentiment à un après-midi de 1992. On sonna à la porte alors que je prenais un bain de soleil sur mon transat ligné bleu et blanc. Comme je n’attendais personne, je fus particulièrement surpris d’apercevoir Jacques Roubaud sur le palier de mon appartement. Cette première visite inattendue en déclencha de multiples : Hervé Le Tellier, Michèle Audin, Jacques Jouet, Paul Fournel et bien d’autres encore. Ils avaient connu mon père, ce qui visiblement semblait leur donner le droit de me retourner dans tous les sens. J’eus le sentiment désagréable d’être étendu, écartelé voire démembré, sur la table glacée d’un médecin légiste – plus rien à voir avec mon transat du balcon –, chacun y allait de sa petite autopsie à grands coups de crayons et de stylos. Ils entreprirent d’extraire mes organes un par un, les disséquèrent, les retravaillèrent puis les replacèrent, comme si de rien n’était. Ils me mirent la tête en bas, me placèrent chez les Nazis, me donnèrent à manger aux vers et me firent subir de nombreuses autres atrocités que je préfère passer sous silence. Néanmoins, malgré ces persécutions douloureuses, je leur fus reconnaissant, car ils attirèrent sur moi l’attention renouvelée des Éditions du Seuil. Ce fut mon grand moment de gloire. Je devins livre à part entière, moi tout seul : ma propre couverture avec mon nom écrit en grand. J’eus un petit pincement au cœur et une grande bouffée de chaleur.

Puis les années passèrent et je continuai mon petit bonhomme de chemin. Rien de bien palpitant, j’en conviens. Je servais parfois de cale pour rendre à une table ou une commode son équilibre originel, quelques Oulipiens vinrent encore me rendre des visites de politesse, mais au fond, le plus souvent, on m’oubliait simplement dans une bibliothèque, coincé, serré, contraint, proche d’étouffer entre deux autres livres. Je fis encore quelques rencontres éclairantes. Mon cousin, par exemple, Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, un ami de mon père, fut une merveilleuse découverte. Nous passâmes de nombreuses soirées à rire. Il était incroyable, il avait toujours des nouvelles histoires sans fin à raconter. Aujourd’hui encore je me demande s’il n’était pas atteint d’une forme d’Alzheimer précoce. Il m’arrivait aussi d’être associé à mon homonyme musical, le fils de Schubert : je dodelinais ma quatrième de couverture au doux son du piano. Dans les bibliothèques triées par noms d’auteurs, j’étais entouré de mes frères et sœurs. Dans l’ensemble, je dirais qu’on s’entendait plutôt bien. Même si mes sœurs pouvaient se montrer parfois un peu agaçantes. L’une s’écriait : « L Voyag D’hivr, ça suffit, tu fais trop d’bruit, on voudrait pouvoir dormir ici ! » et sa fausse jumelle renchérissait « Vrément, Le veyege d’Hever t’es énervent ! ». Disparaissant parfois, elles revenaient toujours me houspiller. Toutefois, celui qui m’agaçait le plus, c’était mon frère redondant, qui ne pouvait s’empêcher de débuter toutes ses phrases par un anaphorique « Je me souviens… ». Je fus tenté, à de nombreuses reprises, de lui inoculer une dose de l’Alzheimer de Si par une nuit d’hiver un voyageur, pour qu’il arrête enfin de se souvenir. Toutefois, inquiet qu’il débute alors toutes ses phrases par un « Je ne me souviens plus », je m’abstins.

En 2009, Le Plagiat par anticipation vint rompre la routine. Je fus particulièrement surpris de le trouver à côté de moi : nous n’avions pas le même prénom, nous étions tous deux de pères différents et nous n’étions même pas contemporains.

La raison m’en échappait. En revanche, lui ne sembla pas étonné et il m’expliqua, avec beaucoup de tact, que c’était notre contenu qui nous rapprochait, que j’étais un « cas clinique ».

Je basculai alors dans une période trouble de remise en question. Pour la première fois, je m’interrogeai sur mon propre contenu, ce qui m’amena à faire la connaissance de mes démons intérieurs : Hugo Vernier, Vincent Degraël et Denis Borade. Je ne pus m’empêcher de me questionner sur l’existence d’Hugo Vernier. Le cas échéant, cela voulait dire qu’un jour, quelque part, on nous classerait l’un à côté de l’autre. Son œuvre et moi. Nous serions, par exemple, écrasés couverture contre couverture dans une vieille malle poussiéreuse au milieu d’un grenier où plus personne ne prendrait la peine de monter. Elle serait mince avec une jolie couverture rouge sur laquelle il serait écrit en lettres d’or Le voyage d’hiver d’Hugo Vernier. Elle prendrait un peu de temps avant de s’ouvrir à moi. Et puis, petit à petit, on apprendrait à se connaître. On se comparerait. On ferait un peu d’introspection collective. On rirait, peut-être, des erreurs de mon père. Elle me montrerait des passages dont il n’avait pas parlé ou des poèmes qu’il n’avait pas évoqués. On se prendrait dans les pages. Et puis, on finirait, comme dans toutes les histoires convenues, par tomber amoureux. J’adorerais lui parler. Elle serait tellement poétique. Le soir quand tous les autres livres dormiraient, elle me réciterait des poèmes d’amour :

Je fais souvent ce rêve, étrange et pénétrant

D’une nouvelle inconnue, et que j’aime, et qui m’aime

Et qui, chaque fois, est absolument la même

Toi, voyage d’hiver, tu m’aimes et me comprends.

Finalement, comme toutes les belles histoires d’amour passagères, on se séparerait, sans rancune, sans regret, ça n’aurait simplement pas fonctionné. Pas besoin de psy ou de séances de thérapie.

Me regarder le nombril et me perdre dans mes rêveries me divertit pendant un temps, mais ce dernier, après une parenthèse éphémère, finit par reprendre sa lente marche inexorable.

En 2013, je vécus un nouveau bouleversement digne d’une auberge espagnole. Sans crier gare, je vis débarquer avec armes et bagages les textes des chirurgiens oulipiens. Je me retrouvai, contre mon gré, obligé de cohabiter une nouvelle fois. Ce ne fut pas facile au début. Le facteur, perturbé par nos prénoms homophones ne cessait de se tromper et je me retrouvais ainsi à devoir payer pour les autres. Le soir c’était l’anarchie, tout le monde voulait se brosser la reliure en même temps, faire le dernier pipi et tirer la couverture à soi.

Mais comme on finit par s’habituer à tout, la routine reprit ses droits.

Jusqu’au soir d’un printemps bien particulier, où j’arrivai confiné entre tes mains. En te voyant me scruter, j’eus de l’espoir, je crus déceler dans tes yeux une petite lueur d’intelligence. J’espérais alors secrètement qu’on me rangeât à côté de ton texte dans de prochaines bibliothèques, car j’étais persuadé que ta nouvelle serait formidable et enthousiasmante. Je me demandais ce que tu allais bien pouvoir inventer. Quelles aventures palpitantes allais-tu me faire vivre ? Peut-être me placerais-tu comme témoin d’un meurtre ou encore mieux comme exécuteur sans pitié d’un assassinat horrible, glacial et sanglant. Ou alors déciderais-tu de m’emmener faire le tour de la terre, escaladant le sommet de l’Everest ou descendant au cœur du Snæfellsjökull. M’adjoindrais-tu de nouveaux personnages, me réciterais-tu de la poésie ?

Je trépignais d’impatience étant persuadé que ton texte et moi allions nous entendre comme larrons en foire. Nous allions piquer des fous rire mémorables, bruyants et complices, et les autres ne nous supporteraient plus. J’en étais si persuadé que j’aurais pu en mettre mon signet à couper ! Il était impossible que tu ratasses. Au grand jamais. Non, ça ne se ferait pas ! J’étais prêt à imaginer toutes les folies comme nouvelle voisine, sauf une fort ennuyeuse biographie…

Louise Glatz

Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : ©Nietjuh

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