Donner vie à l’écriture d’un soldat malgré lui
Cette saison, dans le cadre d’un partenariat, la Pépinière produira des reportages sur les créations programmées au Théâtre Saint-Gervais afin de documenter les méthodes de travail des artistes.
Du 28 septembre au 3 octobre, Jean-Quentin Châtelain donnera vie aux mots de Velibor Čolič, dans Manuel d’Exil, une pièce adaptée du roman éponyme retraçant son parcours. À quelques jours de la première, les détails se mettaient en place pour la metteuse en scène Maya Bösch.
Le trac monte petit à petit au sein de l’équipe, et notamment pour le comédien, dont la mémoire ne devra pas défaillir ! Pour la metteuse en scène, le plus grand défi qui arrive est celui du rythme à trouver entre le spectacle et son public. La première sera ainsi l’occasion de voir quel souffle se créera. Le théâtre étant l’art du vivant par excellence, c’est une véritable mise à nu du comédien, seul en scène, et du récit monté pour la première fois sur les planches, qui va se dévoiler à Saint-Gervais. Le texte se basant sur des événements vécus, il revient cette fois à la vie, d’un champ de bataille – celui de la guerre – à un autre – celui du théâtre. Il faudra donc retrouver l’impulsion qui redonnera vie au texte, durant la durée (1h20 environ) de ce voyage, à travers les mots et l’âme de Velibor Čolič.
Depuis trois semaines, l’équipe travaille enfin ensemble au complet, avec tous les techniciens. Une grande partie du résultat final dépend du processus d’incarnation du personnage par Jean-Quentin Châtelain, dont la performance s’apparente de plus en plus à celle d’un bluesman. Il jongle ainsi entre l’humour, l’autodérision, la tristesse, la joie, la peur et la détresse, dans un rythme extrêmement ponctué. Le récit n’étant pas linéaire, mais constitué de coupes et autres sauts dans le temps, il lui faut restituer le fond et incarner le personnage avec le bon ton, sans tomber dans le mélodramatique. D’où le côté vertigineux évoqué par Maya Bösch lors de notre rencontre. Et si le comédien sera seul en scène, il sera néanmoins accompagné par l’espace abstrait construit autour de lui : il a ainsi fallu trouver comment gérer la lumière pour créer et transformer l’espace. Le rôle de la mise en scène a ainsi été primordial pour construire la partition et la plasticité entre la lumière, le texte, les sons et le jeu, qui se répondent mutuellement. C’est sans aucun doute dans ces détails que se jouera le souffle si cher aux yeux de la metteuse en scène.
Sur le plateau, nous assisterons autant à un aspect physique, avec ce parcours raconté par le comédien dans un véritable espace lumineux, qu’à un côté plus métaphysique, mental, comme un voyage intérieur. Il faudra ainsi garder à l’esprit toute la dimension de transe, de vertige, de flottement. L’histoire de ce migrant arrivé à Rennes avec pour seul bagage trois mots de français résonnera à n’en pas douter avec la pensée de chacun. À travers ses mots, ce sont les questions des réfugiés, de l’asile, des exilés, et plus largement de l’être humain dans sa dimension la plus existentielle, qui résonneront.
Évoquant le côté bluesman du comédien, Maya Bösch envisage son spectacle comme un concert, en espérant que « ça va groover », avant la tournée qui conduira l’équipe notamment en France et au Théâtre de Vidy. Et au-delà de ce récit, c’est à une véritable mise à nu des souvenirs de Velibor Čolič que nous assisterons, et de son passé dans les années 90. Car ce spectacle parle aussi de la réalité de cette époque, il ne faut pas l’oublier.
Quant à Velibor Čolič, il sera bel et bien présent ! Après un problème à la douane – même s’il a obtenu ses papiers français, il continue d’être catalogué comme un migrant – il assistera à la générale et à la première, ainsi qu’à la représentation de mercredi, à la suite de laquelle une rencontre animée par Marie-Pierre Genecand, journaliste au temps, sera organisée. Jeudi, c’est un bord de scène en compagnie de Jean-Quentin Châtelain qui sera proposé. Et si Maya Bösch exprime ses regrets sur le fait que les sollicitations de juin 2020 – date à laquelle le spectacle devait à l’origine être monté – par des écoles et autres associations soient tombées à l’eau, elle se réjouit de confronter ce texte au public. Elle qui a l’habitude de faire une forme de théâtre expérimentale, présente pour une fois ce qu’elle définit comme un conte cruel, avec un accès sans doute plus facile au texte, car il s’agit d’une histoire concrète.
Parlant de confrontations, c’est aussi l’émotion qui prime à l’idée que Velibor Čolič voie pour la première fois ses mots mis en scène, et donc repassés à la vie. Il y a une véritable prise de risque à proposer un tel spectacle. Et même si l’auteur a noué une forte amitié avec la metteuse en scène et son comédien et qu’il leur fait entièrement confiance, sa présence pourrait bien changer les choses pour le comédien, lui qui est si différent de son personnage. Mais Maya Bösch demeure confiante, et nous confie que Jean-Quentin Châtelain a fait en sorte que les mots fonctionnent au théâtre, grâce à l’engagement de son corps. Car le voyage proposé est aussi physique. Il est ainsi parvenu à se l’approprier, à le mettre en chair, tout en gardant une certaine distance. C’est ainsi une possibilité de mise en scène de ce texte qui est proposée. Loin d’une forme de récit authentique avec des accessoires et des décors réalistes, c’est plutôt un espace mental qu’ils ont cherché à créer. Le sujet est hautement politique, et il devrait permettre d’ouvrir son esprit à d’autres réalités.
S’est donc posée la question du vide, ce vide intérieur que vit Velibor Čolič dans son texte. Maya Bösch insiste sur le fait qu’il faut le construire, à travers la scénographie. Et c’est dans cet univers anguleux et dangereux qui se trouve autour de lui que Jean-Quentin Châtelain devra évoluer, mais aussi à travers le monde intérieur de son personnage, comme un vide dans lequel on est projeté, créant une sensation de vertige, de suspension. Le jeu de lumière en circulation, et non statique, créera ainsi des effets autres que le texte, comme pour y répondre, construisant ainsi un autre battement, qui évoquera l’effet des balles, les souvenirs de l’auteur ou encore les effets optiques qu’il a pu ressentir.
Alors, il ne reste plus qu’à s’installer au sous-sol du Théâtre Saint-Gervais et ouvrir grand les yeux et les oreilles pour écouter, enfin, les mots de Velibor Čolič résonner, et Jean-Quentin Châtelain redonner vie à ce récit, comme il en a le talent !
Fabien Imhof
Photos : © Christian Lutz
Retrouvez cet article sur le blog du Théâtre Saint-Gervais.