Se reconnecter au monde après un traumatisme
Dès le 5 octobre, Valentine Sergo et la Cie Uranus occuperont le Théâtre Pitoeff pour y jouer Chaos, un spectacle impliquant des témoignages de femmes et la thématique de la migration. Fabien Imhof a eu l’occasion de rencontrer l’autrice et metteuse en scène du spectacle et vous en propose aujourd’hui l’interview.
La Pépinière : Valentine Sergo, bonjour et merci de nous recevoir. Votre spectacle s’articule autour de la question des migrations, et principalement des femmes, notamment originaires de Palestine et d’Israël. L’une des questions centrales du spectacle est celle de la reconnexion au monde après un traumatisme. Pourquoi avoir décidé de créer une fiction autour de cela ?
Valentine Sergo (V.S.) : Dans un précédent spectacle, Au bord du monde, partait de témoignages, sous la forme d’une transmission pure de la parole. J’ai également participé à plusieurs projets de médiation culturelle à Meyrin, avec des rencontres. En parallèle, en Palestine, on m’a invité à animer des ateliers-théâtres, afin de donner des outils pour libérer la parole des gens. Pour ce spectacle, certains témoignages sont assez délicats, raison pour laquelle j’ai décidé de mélanger les histoires en une seule femme, pour les protéger d’une part, et pour libérer cette parole d’autre part. Et puis j’avais envie de me confronter à la fiction, à une « grande épopée ». Ce qui me plaît, ce sont les histoires avec un souffle. Je souhaitais donc revenir à l’histoire en tant que fiction, pour permettre aussi aux spectateurs et spectatrices une plus grande projection.
La Pépinière : Dans votre dossier de presse, vous dites vouloir vous adresser à un public qui n’est pas accoutumé au théâtre. Cela va dans le sens de cette projection j’imagine. Pourquoi cette volonté ?
V.S. : Par le passé, j’ai été bouleversée par des personnes qui ont été amenées au théâtre sans connaître ces lieux. En Palestine et à Madagascar, j’ai rencontré des associations qui n’étaient pas forcément actives dans les milieux culturels. J’ai été active dans la formation de professeurs de mathématiques, d’arabe et autres à la pratique théâtrale. De la même manière, aux HUG, où j’ai collaboré avec le département qui s’occupe des troubles du comportement alimentaires. Ces expériences ont été extrêmement formatrices. J’ai été impressionnée de voir ces gens pour qui l’écriture est totalement inconnue et de voir ce qu’une petite œuvre, même de trois lignes, peut leur apporter, le plaisir qu’ils avaient à raconter. L’impact que ces ateliers ont eu sur les personnes, la capacité qu’a le théâtre à comprendre et écouter l’autre, cette façon de s’exprimer autrement, de faire bouger autre chose en nous, de plus émotionnel, plus énergétique, c’est ce qui m’émerveille.
La Pépinière : Le synopsis de la pièce parle de ruptures violentes. Vous parlez beaucoup de rencontres. Comment ces deux éléments interagissent ?
V.S. : Ce que j’aime dans ces rencontres, c’est voir les moments où l’on arrive à se reconstruire, ou non, d’ailleurs. Je suis touchée par l’instinct de survie de ces femmes, qui les empêche de renoncer et leur permet de reconquérir leur intellect et leur identité. Elles se sont remises d’épreuves incroyables. J’ai donc voulu montrer les liens entre ces personnes, et tout cela est raconté à travers le personnage de Hayat, qui retrouve le plaisir d’être vivante. Ce sont ces petits moments de vie qui aident à se reconstruire, à travers la force de l’amour qui est un moteur énergétique tout aussi puissant que la peur, ce sentiment si sécurisant est un fantastique levier, qui permet l’intégration.
La Pépinière : Chaos s’inscrit au cœur d’une trilogie. De quoi seront composées les deux autres parties ?
V.S. : J’ai d’abord envisagé ce texte seul puis, en introduisant plusieurs générations dans celui-ci, et après lecture avec les comédiens, cela m’a donné envie d’aller plus loin. Pour s’inscrire dans l’épopée dont je parlais tout à l’heure, je veux revenir sur le futur de Nour, la fille de l’héroïne, et observer comment elle parvient à se construire sans sa mère, puis dans le troisième volet, je reviendrai sur le passé de la mère, les raisons de son absence, mais aussi l’histoire de la grand-mère, qui permettra de comprendre certaines histoires de Chaos. Ce qui m’intéresse, ce sont ces générations de femme et l’affirmation de leur identité.
La Pépinière : Dans le spectacle, tous les changements de costume se feront à vue, et il y aura aussi une grande part laissée à la danse. Dans quel but ?
V.S. : Lorsque j’écris, j’aime m’imposer certains défis, même si je ne les tiens pas toujours. Cela permet de mettre un cadre. Dans Chaos, il y a une vingtaine de personnages pour seulement quatre comédiens et comédiennes. J’ai eu envie de revenir à l’essence du théâtre, où les accessoires font les personnages. Et ce pacte avec le public n’est possible que là, c’est le seul endroit où l’on peut croire que c’est une autre personne, juste parce que l’acteur a changé de chapeau ! Il y a comme un goût d’enfance à jouer avec ces codes. Et puis, j’ai voulu avoir des acteurs de différentes origines, qui n’auraient pas tous le même rapport à la langue arabe. Je veux qu’ils puissent naviguer entre des personnages des deux côtés de la Méditerranée.
En plus de cela, le texte étant dramatiquement fort, ces changements à vue devraient permettre de couper un peu le côté émotif. J’ai la chance d’avoir une équipe formidable, qui me permet aussi de jouer avec cela. Quant à la danse, elle fait partie de l’identité d’Hayat elle est donc très importante. J’ai d’ailleurs travaillé avec le chorégraphe Jozsef Trefeli, qui est à la fois spécialiste de danse folklorique hongroise et de danse contemporaine. À travers ces influences, il a réussi à recréer une danse qui rappelle les origines arabes des personnages, et c’est très beau.
La Pépinière : Pour augmenter encore le côté interactif et pluridisciplinaire du spectacle, une exposition sera organisée dans le théâtre Pitoeff, en parallèle de Chaos, pourquoi avoir voulu cela ?
V.S : J’avais envie de profiter ce lieu incroyable et de créer des liens, car cela permet de rendre le tout plus vivant. J’ai donc donné carte blanche à Cristina Anzules, qui présentera ses œuvres et a invité deux autres artistes plasticiennes, Barbara Firla et Ursina Ramondetto. Dans la même idée, un concert aura lieu le 23 octobre, après la représentation, où Roland Bucher et Bager Şen mêleront des instruments du Moyen-Orient et musique électronique, pour créer un nouvel univers musical, entre la Suisse et le monde arabe. J’aime vraiment créer des rencontres, tisser des réseaux et créer du lien. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai voulu aussi que le bar soit tenu par une association gérée par une jeune Kurde de Syrie diplômée de la HETS. Je pense que l’expression à travers le culturel peut aider ce genre de projets. Je veux associer la « moelle épinière » du travail, c’est-à-dire des femmes issues de la migration, à ce projet. C’est la même chose pour la musique : j’aime créer cette interactivité.
La Pépinière : Pour terminer, pourquoi faut-il absolument venir voir Chaos ?
V.S. : C’est une question piège ça ! D’abord, parce qu’il y a des comédiens et comédiennes extraordinaires à voir : Anne-Shlomit Deonna, Wissam Arbache, Nasma Moutaouakil et Bastien Blanchard, et toute l’équipe créatrice qui les accompagnent : Lumière, musique et son, costume, espace Ensuite, parce que c’est une histoire qui peut toucher et qui parle de la reconquête de soi. Même si c’est dur, c’est un spectacle plein d’espoir, et on en a grand besoin en ces temps troublés !
La Pépinière : Valentine Sergo, un immense merci pour votre accueil et on vous dit m**** pour le spectacle, qui débutera le 5 octobre prochain !
Propos recueillis par Fabien Imhof
Infos pratiques :
Chaos, de Valentine Sergo, du 5 au 24 octobre 2021 au Théâtre Pitoeff.
Mise en scène : Valentine Sergo
Avec Anne-Shlomit Deonna, Wissam Arbache, Nasma Moutaouakil et Bastien Blanchard
https://www.cieuranus.ch/chaos.html
Photo : © Isabelle Meister