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José Saramago, l’artiste au travail (2/2)

Dans son essai fragmentaire non dénué de poésie, Un regard sur le monde, l’écrivain portugais José Saramago aborde, entre autres considérations littéraires, le style et la part de l’autobiographie dans toute œuvre fictionnelle. Passionnant.

Regard sur le monde est une anthologie, certes, posthume de surcroît, ce qui gâche un peu le plaisir de lecture (le livre n’a en effet pas été désiré par l’auteur, mais sans doute par quelque éditeur ou ayant-droit cupide) ; l’ouvrage révèle néanmoins quelques pépites inconnues ou, à tout le moins, méconnues sur lesquelles il mérite de s’attarder.

Sur l’autobiographie

À l’heure où tout n’est qu’autofiction, assumée ou niée des écrivains contemporains, José Saramago possède une position non-conformiste. Car, qu’est-ce qui est plus autobiographique qu’un journal intime ? L’auteur, lui, le considère pourtant comme un « roman à un seul personnage » et non un simple journal : « J’ai écrit un jour que tout est autobiographie, que chacun de nous raconte sa vie à travers tout ce qu’il fait et dit, gestes, façon de s’asseoir, de marcher et de regarder, manière de tourner la tête ou de ramasser un objet par terre. » (p. 35)

Car si tout est angle et choix (ce que l’on décide de garder et la manière dont on va l’écrire), y compris dans l’écriture d’événements vécus, l’auteur de La caverne se distingue en ce sens qu’il ne se considère pas comme un romancier (malgré 20 romans à son actif !) mais plutôt comme un biographe et un essayiste. « Dans le fond, je ne suis probablement pas un romancier. Je suis un essayiste, je suis quelqu’un qui écrit des essais avec des personnages. » (p. 198)

« On dit fréquemment qu’un mot n’est jamais poétique en soi et que ce sont les autres mots, proches ou éloignés, qui, intentionnellement ou de manière inattendue, peuvent le rendre poétique. » (p. 52)

Sur le narrateur. Le thème du narrateur inexistant, déjà abordé par l’auteur lors du XIVe congrès de l’Association internationale de littérature comparée qui s’est tenu à Edmonton (Canada) en 1994, est développé dans Regard sur le monde : « Je me demande même si ce qui engage le lecteur à lire ne serait pas l’espoir inconscient de découvrir à l’intérieur du livre, plus que l’histoire qui va lui être racontée, la personne invisible, mais omniprésente, de l’auteur. Il me semble que le roman est un masque qui cache et en même temps révèle les traits du romancier. Probablement (je dis bien probablement…), le lecteur ne lit-il pas le roman, mais bien plutôt le romancier. » (p. 121)

Madame Bovary (et tous les autres), c’est lui !

Ainsi, le lecteur ne rechercherait-il pas tant, derrière le narrateur, le personnage de fiction que la personne qui l’a créé. N’allez pourtant pas croire que Saramago dénigre le roman. Il fait même l’éloge de la fiction pour boucher les trous insatisfaisants que laisse l’Histoire[1].

Mais où José Saramago est le plus iconoclaste – et aussi le plus pertinent –, c’est quand il évoque ses illustres prédécesseurs : « Vraiment, je ne crois pas qu’il s’agissait pour lui de choquer la société de son temps quand Gustave Flaubert a déclaré que Mme Bovary, c’était lui. Il me semble même qu’en disant cela il n’a fait qu’enfoncer une porte ouverte depuis toujours. Sans vouloir manquer de respect à l’auteur de L’Éducation sentimentale, on pourra même dire qu’une telle affirmation ne pèche pas par excès, mais par défaut : Flaubert a oublié de nous dire qu’il était également le mari, et les amants d’Emma, qu’il était la maison et la rue, qu’il était la ville et tous ses habitants, de tous âges et de toutes conditions, maison, rue et ville réelles ou inventées, peu importe. Car l’image et l’esprit, le sang et la chair de tout cela, ont dû passer, entièrement, par une seule entité : Gustave Flaubert, c’est-à-dire l’homme, la personne, l’Auteur. » (p. 121-122)

Ainsi, entre anecdotes (où l’on apprend que le Nobel 1997, Dario Fo, lui a envoyé un message pour s’excuser : « Je t’ai volé ton prix. Un jour, ton tour viendra »), José Saramago évoque ses influences, des classiques portugais (António Ribeiro Chiado, Luís de Camões, Gil Vicente, Camilo Castelo Branco) à la littérature baroque, Don Quichotte (sans Cervantès, la péninsule ibérique serait une « maison sans toit »), ou encore Voltaire, Gogol, Pessoa, Borges, le modernisme, le postmodernisme, l’œuvre de Günter Grass, Amado. À Jorge Amado d’ailleurs, Saramago écrit après l’infarctus de ce dernier, déjeune avec Garcia Márquez (et nous, on est à leurs côtés). Regard sur le monde est un livre qui permet de partager les confidences de l’auteur et qui donne résolument l’impression d’être intelligent.

La dernière partie du livre est consacrée à quelques écrivains (Jorge Amado, Carlos Fuentes, Chico Buarque, Roberto Saviano, Fernando Pessoa, Gabriel García Márquez, Franz Kafka…). Et c’est impressionnant comme, en quelques mots bien pesés, Saramago donne envie de découvrir Antonio Machado, lire les poèmes de Mahmoud Darwich ou la prose tragique d’Ernesto Sábato : « Cher Ernesto, c’est entre la peur et le tremblement que se déroulent nos vies, et la tienne ne pouvait pas faire exception. Mais peut-être n’y a-t-il pas de nos jours de situation aussi dramatique que la tienne, celle de quelqu’un qui, étant si humain, se refuse à absoudre sa propre espèce, quelqu’un qui ne se pardonnera jamais à lui-même sa condition d’homme. Tout le monde ne te remerciera pas d’une telle violence. Pour ma part, je te demande de ne pas la désarmer. Cent ans, presque. Ce siècle qui s’est achevé, je suis certain que l’on en viendra à l’appeler aussi le siècle de Sábato, tout autant que celui de Kafka ou de Proust. » (pages 289/290)

Plus loin (p. 292), il énonce encore : « On comprendra mieux le XIXsiècle français en lisant Balzac… » Et on comprendra définitivement mieux l’évolution de la société au basculement du millénaire – de la révolution des Œillets à la géopolitique actuelle (Obama, Hillary Clinton, Gaza…) en lisant Saramago.

Bertrand Durovray

Références : Un regard sur le monde, de José Saramago, traduit du portugais par Dominique Nédellec. Anthologie, éditions du Seuil, 2020. 347 pages.

Photos : © DR

[1] « Un historien comme Max Gallo a commencé à écrire des romans pour combler par la Fiction l’insatisfaction que provoquait chez lui ce qu’il considérait comme une réelle incapacité à exprimer par l’Histoire le Passé tout entier. » (p. 101)

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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